48 min de lectureEntretien avec Éric Baratay, historien

Éric Baratay est historien et professeur d’histoire contemporaine à l’Université Jean Moulin Lyon 3. Il est membre du Laboratoire de Recherche Historique Rhône-Alpes (LARHRA) et membre senior de l’Institut Universitaire de France (IUF) depuis 2017. Spécialiste de l’histoire des relations des animaux avec les hommes et, plus largement, de l’histoire de la condition animale, Éric Baratay a reçu en 2014 le Prix Jacques Lacroix de l’Académie Française pour son livre Bêtes des tranchées. Des vécus oubliés, paru en 2013. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Le Point de vue animal. Une autre version de l’histoire (2012), Biographies animales. Des vies retrouvées (2017) et, plus récemment, Cultures félines (XVIIIe-XXIe). Les chats créent leur histoire (2021).


 

« L’objectif, finalement, c’est de tordre le langage, l’écriture pour étonner, perturber le lecteur et ainsi le rapprocher de la spécificité et de la singularité de l’animal en question. »

 

Vous vous inscrivez dans un temps long de la réflexion, puisque, dès votre thèse, vous vous êtes intéressé à la question animale, spécifiquement à la relation entre l’Église et l’animal [1]. Comment expliciteriez-vous l’évolution de votre cheminement de pensée ? Je songe en particulier au moment où vous avez considéré qu’il était important de réfléchir au niveau de l’individu animal et pas seulement des groupes d’animaux. Sentiez-vous que vous aviez atteint une limite ? Ou bien la confrontation avec certaines sources (documents, œuvres littéraires…) vous a-t-elle amené à oser adopter une autre forme d’approche ?
Effectivement, nous vivons des ruptures dans les carrières. J’ai commencé la mienne, non pas au hasard, mais sous l’injonction d’un « ordre divin », j’aime bien dire cela pour plaisanter, puisque c’était un 15 août. J’étais allongé dans le hamac de la maison de campagne de mes parents, je cherchais un sujet de thèse et l’idée est tombée sur moi d’un coup : travailler sur les animaux. La légende dorée d’Éric Baratay précise qu’il a alors vu descendre une colombe, mais on n’est pas obligé de la croire ! C’était en 1985, je sortais de l’agrégation, je ne connaissais absolument pas le livre de Robert Delort [2] qui venait de paraître en 1984. C’est venu comme cela, conciliant deux passions : l’histoire et les animaux. Ma thèse a donc porté sur l’Église et l’animal, XVIIe-XXe siècle. Elle appartenait à ce que j’appelle maintenant « l’histoire humaine des animaux » : comment des humains se représentent, pensent, utilisent et traitent les animaux. J’ai travaillé vingt ans selon cette approche, en fait comme tout le monde. C’est vers 2005-2007 que je me suis dit qu’il y avait un problème. On commençait à savoir beaucoup de choses côté humain, mais on ne savait quasiment rien côté animal. Cela s’est instillé en moi à la suite de la publication du livre Et l’homme créa l’animal [3], qui présentait une histoire de la condition animale, des origines à nos jours. C’était une synthèse, du côté humain, pour laquelle j’avais lu énormément de travaux, ce qui m’a permis de faire un bilan et ce constat. Or, si on travaille sur la relation entre les hommes et les animaux et si on veut bien comprendre cette relation, on ne peut pas s’en tenir à la connaissance d’un seul versant. Et quand on se plonge dans les sources, on voit bien que les humains de telle ou telle époque faisaient attention aux animaux, évidemment pas tous les humains, mais un bon nombre pour ajuster leur comportement en fonction.

Je me suis donc dit que c’était ce qu’il fallait faire : déceler ce qui se passait du côté des animaux pour mieux comprendre les relations. Et je suis parti, fin des années 2000, dans cette histoire inversée que j’appelle maintenant « l’histoire animale des animaux » en prenant le point de vue animal. Et c’est en travaillant selon ce point de vue animal que j’ai effectivement vu, comme vous le disiez, que des sources permettaient d’aborder la question individuelle. D’ailleurs, j’avais proposé, dans Le Point de vue animal [4], deux biographies, celle de la girafe de Charles X et celle du taureau Islero, mais l’éditrice de l’époque, qui était pourtant très favorable aux animaux et qui avait accepté avec intelligence et hardiesse cette histoire du côté animal, alors que ce n’était pas du tout évident à l’époque, s’y est opposée, en particulier au texte concernant Islero. Elle considérait qu’on ne pouvait pas écrire comme cela, que c’était impubliable. Donc j’ai enlevé les deux biographies en me disant que je ferais un livre de biographies après. Mais les deux approches, collective et individuelle, sont bien venues en même temps, parce qu’effectivement les sources le permettaient. La plupart d’entre elles focalisent sur les groupes, mais il existe quand même des sources traitant des individus. Cependant, il est vrai que le niveau d’étude est celui du groupe dans Le Point de vue animal, comme dans les Bêtes des tranchées [5], un livre qui élargissait à l’international l’un des exemples historiques étudiés. Il reste que j’avais testé la possibilité de faire des biographies. D’ailleurs, en ces années 2000-2010, l’époque était, aussi bien en philosophie qu’en éthologie, à la découverte des individus. Des éthologues se persuadaient alors que la bonne échelle d’observation n’est pas l’espèce mais l’individu, parce que c’est à ce niveau qu’on aperçoit les différences de tempérament, de comportement, les stratégies sociales, les adaptations, etc., c’est là que la richesse animale se montre, alors que le niveau de l’espèce favorise des conceptions beaucoup plus réductionnistes des animaux.

En fait, la grande rupture, n’a pas été de passer du groupe à l’individu, mais du côté humain au côté animal. Cela a été un moyen de me renouveler parce qu’un chercheur a régulièrement besoin de le faire pour ne pas penser en rond. Après la sortie de Et l’homme créa l’animal en 2003, j’ai eu cette impression de tourner en rond. Pendant trois ou quatre ans, je n’ai plus su quoi faire, si ce n’est des approches ponctuelles sur tel ou tel aspect, artistique, scientifique ou social.

En adoptant le point de vue animal, vous avez eu une position, sinon dissidente, du moins profondément novatrice au sein des sciences humaines qui étaient centrées sur le regard humain. Quelles principales réticences avez-vous rencontrées au départ et rencontrez-vous peut-être encore, malgré l’évolution des mentalités depuis une quinzaine d’années ?
Il y avait une réticence des sciences humaines, qui était due à deux aspects. D’abord le tournant linguistique venu des États-Unis dans les années 1980, pour qui les discours, les textes ne permettaient pas d’atteindre la réalité des choses. Le paravent installé par le discours humain étant trop épais, il n’est possible d’étudier que ce discours, pas la réalité. S’est rajouté là-dessus, à partir des années 1980-1990, en histoire, en anthropologie, en sociologie, le succès des approches et des lectures culturelles. Au départ, les fondateurs, comme Alain Corbin, faisaient le va-et-vient entre représentations, discours et réalité des choses pour voir leurs ajustements réciproques. Mais, petit à petit, cette manière a rejoint le tournant linguistique et nombre de ses partisans ont restreint leur étude à celle des discours et des représentations véhiculées par eux, sans confronter ces représentations aux réalités, se contentant même de parler de « fantasmes » pour expliquer ces représentations, ce qui n’explicite rien. Lorsque j’ai proposé l’idée du point de vue animal, les objections ont été celles-ci, en me faisant comprendre que j’étais un beau naïf de croire pouvoir aller des discours humains aux réalités animales, impossibles à atteindre. Alors que je montrais précisément qu’il y avait des entrelacements entre discours, représentations et réalités.

Une autre objection à l’entreprise venait de sa mise en avant du vécu et du sort des animaux. Or, la production des sciences humaines, depuis ses débuts dans les années 1980, étudiait bien ce que font les hommes des animaux mais se dispensait, voire refusait de s’interroger sur le vécu des seconds. Ainsi, les travaux sur la chasse, la corrida, l’abattage, la guerre, etc., occultaient, et occultent encore dans leur grande majorité, notamment en anthropologie ou en sociologie, le versant animal, se contentant d’énumérer les utilisations ou d’enregistrer les arguments des protagonistes humains. En grande partie, pour ne pas remettre en cause ces pratiques, pour ne pas se fâcher avec les acteurs humains et s’empêcher un terrain, voire pour les légitimer. Aussi en raison d’une idée philosophico-scientifique considérant que, de toute façon, il n’y avait qu’un acteur, l’humain, dans la relation humano-animale et que l’animal n’était qu’un élément passif. Donc qu’aller chercher de son côté ? Rien ! D’autant que cela semblait conforté par une autre idée, très forte au XXe siècle parmi les éthologues de l’école béhavioriste ou de l’éthologie classique, résumant les comportements à des essais-erreurs pour les premiers, des instincts biologiques pour les seconds. Il y avait donc une sorte de corset intellectuel qui faisait qu’on ne voyait pas pourquoi aller voir du côté des animaux, soit parce qu’on n’en avait pas envie, soit parce qu’on était certain de ne rien trouver. C’est peut-être là l’intérêt de l’histoire et des historiens : la confrontation aux sources et aux aspects concrets leur permet de donner plus facilement la priorité aux faits plutôt qu’aux concepts ou aux présupposés théoriques, en fait souvent mêlés à des idées reçues. Dire à un historien plongé dans les textes de telle ou telle époque, écrits par des (pas tous) humains observant assez souvent et assez bien les animaux, que ces derniers ne sont pas des acteurs, mais des éléments sans action et guère de réactions, cela ne peut pas marcher.

Les réticences ont été relativement fortes en 2012 à la sortie du Point de vue animal. Mais je dirais, en comparaison, qu’elles l’ont été moins que dans les années 1980 et 1990, où parler d’histoire des animaux, et à l’époque seulement d’histoire humaine des animaux, déclenchait l’hilarité. Je me rappelle les sourires narquois de la part de jeunes doctorants de mon âge ou de chercheurs patentés. On me disait que je travaillais sur les mémères à chiens, sur la SPA. Ce qui me fait sourire maintenant, à mon tour, c’est que les mêmes me confient que j’ai de la chance d’avoir un sujet à la mode. Je leur réponds qu’il y a quarante ans, ils n’auraient jamais choisi un tel sujet de thèse parce qu’il n’était pas en vogue et qu’il était bien trop risqué scientifiquement et universitairement. Je l’ai adopté sans réfléchir à cela, alors que nombre de jeunes chercheurs choisissent leur sujet de thèse en fonction de stratégies de carrière, de pourcentages supposés de chance d’accéder à un poste grâce à tel ou tel réseau scientifique bien constitué, de facilité d’exécution grâce à des thèmes déjà bien balisés, toutes choses auxquelles je n’avais strictement pas pensé, heureusement pour moi. En 2012, il y a évidemment eu des réticences. Je me souviens d’un congrès organisé par l’OIE, l’Office international des épizooties, où j’avais présenté mon travail et où il y avait abondance de vétérinaires qui avaient levé les bras au ciel en m’accusant d’anthropomorphisme. La plupart étaient des vétérinaires à la retraite qui avaient fait leurs études dans les années 1950-1960 et pour qui les animaux n’étaient que des machines biologiques. Cependant, des gens comprenaient bien car l’idée du point de vue animal était là, immergée, cachée. Le problème était que beaucoup ne voyaient pas comment faire concrètement.

Pour un historien, comment procéder pour passer du côté des animaux ? Cela a d’abord obligé à prendre en charge la médecine vétérinaire, la physiologie, l’éthologie, maintenant la génétique. J’avais peut-être un petit avantage : je n’ai pas fait d’études littéraires dans le secondaire, mais un bac E, scientifique et technique, préparant alors aux écoles d’ingénieurs, m’obligeant à me confronter aux mathématiques, à la physique, à la chimie, à la mécanique. Ce qui fait qu’aller du côté des sciences dites dures ou de la vie ne m’a pas rebuté, alors que je me suis rendu compte que ce n’était pas le cas pour beaucoup de collègues en sciences humaines, souvent de formation plus littéraire, n’ayant souvent guère aimé les sciences au lycée. Cela bloque aussi dans l’autre sens, chez les collègues des sciences de la vie, pour qui travailler avec des disciplines perçues comme littéraires, au sens large, ne va pas de soi pour les mêmes raisons, inversées. Pour ma part, je me suis mis là-dedans sans trop réfléchir, pensant que c’était possible. Alors que l’éditrice, qui avait bien voulu signer le contrat préalable pour Le Point de vue animal, était à peu près certaine qu’elle ne verrait jamais rien aboutir. En fait, je me suis mis dans cette perspective comme en 1985 avec ma thèse. On était alors côté histoire humaine des animaux, mais il n’y avait guère de travaux à part le livre de Robert Delort. Je me suis mis dedans, voilà. Il est vrai qu’en histoire, avec les documents, on aborde tout de suite les aspects très concrets : par exemple la présence des animaux dans les églises, qu’on accepte ou qu’on chasse. L’histoire n’est pas une science humaine où l’on pense d’abord par les concepts ; on pense avant tout par les documents, ce qui est très différent. C’est très matériel finalement et cela empêche de s’arrêter rapidement en se disant que ça ne va pas être possible, comme en d’autres sciences humaines où l’on peut vite achopper sur les concepts et les méthodes à employer. C’est un atout en histoire ; si les documents évoquent un phénomène, il n’y a pas de raison de ne pas l’étudier. Dans d’autres disciplines, ce ne sont pas les documents et les témoignages qu’on regarde d’abord, c’est l’outillage. Avec quel concept vais-je aborder cela ? Je n’en ai pas, ce n’est donc pas possible. Avec quelle méthode ? Il n’y en a pas. Les historiens, du moins moi, ne se posent pas la question ainsi. Quitte, ensuite, à aller picorer les méthodes et les concepts ailleurs.

S’agissant des réticences actuelles, je n’en rencontre plus beaucoup ou alors plus masquées qu’autrefois. Le plus souvent, il s’agit de collègues qui n’ont pas envie de se mettre dans le point de vue animal parce qu’ils ne souhaitent fréquenter d’autres disciplines, faire du croisement interdisciplinaire, parce qu’ils préfèrent enquêter uniquement selon leur discipline, leur méthodologie, qu’ils n’ont pas envie d’en sortir, c’est un droit que je ne conteste pas. C’est la raison la plus commune parce qu’en plus de dix ans, depuis Le Point de vue animal, on a publié des monographies, des ouvrages collectifs et des articles qui confirment que cette approche est possible et qu’elle apporte de nombreux et beaux résultats. Donc on ne peut plus nous dire que ce n’est pas faisable. Il s’agit plus maintenant d’une question d’intérêt. À l’inverse, pour ceux qui ont l’envie, c’est souvent un bon moyen de renouveler leurs thèmes et leurs approches. Les historiens qui participent à la série récente de volumes collectifs [6] ont bien ce sentiment en travaillant avec des vétérinaires, des éthologues, des écologues. Inversement, ces derniers sont étonnés de découvrir des aspects qu’ils ne connaissaient pas, qu’ils n’avaient pas envisagés, ou qu’ils abordaient d’une autre manière.

Maintenant, il y a toujours des gens qui demandent avec scepticisme comment faire pour déceler un point de vue animal avec des documents humains, donc anthropocentrés. Je leur réponds que les historiens savent pallier ce genre de biais. Lorsqu’ils abordent l’histoire des paysans au Moyen Âge, il n’y a aucun document écrit par des paysans. Que fait-on ? On passe par des écrits d’autres classes sociales, des juges, des magistrats, des huissiers… Les historiens savent bien faire. On n’atteint sans doute qu’une petite partie du vécu des paysans, mais c’est toujours mieux que rien. Et lorsque les historiens abordent l’histoire des femmes dans l’Antiquité grecque, tous leurs documents ont été écrits par des hommes. On se débrouille avec cela. Pour les animaux, le biais ne concerne pas les classes sociales ou les sexes mais les espèces. La barrière est plus forte, évidemment, la difficulté plus grande, mais les perspectives et les problèmes sont analogues. Et les historiens apprennent à faire avec, à lire entre les lignes, à détecter les indices, à contourner les obstacles. De même, ils apprennent à chercher d’autres documents si c’est possible. Dans un autre domaine, cela avait été le cas de Nathan Wachtel lorsqu’il a publié La Vision des vaincus en 1971, qui racontait la conquête de l’Amérique du côté des Indiens, en étudiant les quelques textes écrits par eux, que peu de gens consultaient jusqu’alors, n’utilisant souvent que ceux des Espagnols. De même, il faut chercher maintenant des documents « animaux » : ossements, traces et surtout les ADN qui seront la source historique de l’avenir, pour les humains aussi. Dans tous les cas et de cette manière, que sait-on vraiment des Indiens lors de cette conquête, des paysans du Moyen Âge, des femmes grecques ? Sans doute relativement peu, peut-être 40 % des choses, mais c’est toujours mieux que rien. S’agissant des animaux, on atteint évidemment moins, peut-être 20 % des choses, mais cela permet quand même de mieux voir, de mieux réaliser. Et, par effet retour, cela permet de mieux comprendre les humains.

Pour tendre vers le point de vue animal, vous avez rédigé dans vos Biographies [7] un texte au style haletant (écriture saccadée pour figurer la rapidité des perceptions, porter attention aux sensations et aux émotions) et s’appuyant sur une mise en forme originale (texte intercalé, distinction graphique des approches). De la sorte, vous avez créé une ligne d’expression parallèle à même de restituer l’existence, retracer les ressentis et montrer la singularité de chaque individu animal auquel vous vous êtes intéressé. La lecture en est non seulement éclairante et prenante, mais aussi émouvante, voire très éprouvante. Pour avoir lu, par exemple, le Voyage avec un âne dans les Cévennes de Robert Louis Stevenson, j’ai été frappée par le contraste entre son texte et la restitution que vous faites du parcours accablant et très rude de Modestine. Quelles répercussions ce travail d’écriture effectué du côté de l’animal a-t-il eues sur vous ?
Ce travail d’écriture, je l’ai fait dès Le Point de vue animal, car je réécrivais dix fois les mêmes phrases. Dès qu’on se met à écrire, on se met du côté humain, sans même le réaliser et le voir immédiatement. Parce que c’est notre manière de faire. Donc je devais sans cesse réécrire pour bien me mettre du côté des animaux et bien les placer au premier plan. J’ai eu à employer des formules qui peuvent paraître lourdes. Par exemple, « l’animal se sent touché », « se voit approché », plutôt que « l’animal est approché ». Si l’animal est approché, c’est l’homme qui s’approche, c’est lui qui est acteur, on se place sur le versant humain. Et en rédigeant les deux biographies initiales, notamment celle d’Islero, je me suis dit qu’il fallait aller plus loin dans ce travail d’écriture. Il est vrai que je suis sensible à cela. J’ai toujours aimé les écrivains inventifs sur ce plan – Proust, Céline, Virginia Woolf, Faulkner, Claude Simon… –, parce que je pense qu’en littérature, l’écriture, la manière de dire, est plus importante que l’histoire elle-même. J’avais aussi l’idée qu’une écriture trop classique, non « déformée », trop humaine, si l’on peut dire, car toute écriture est évidemment humaine, limiterait le passage du côté de l’animal, notamment pour les individus. Pour les groupes d’animaux, il est déjà nécessaire de changer les manières ; pour les individus, cela me paraît encore plus important pour approcher, dire et faire réaliser leur singularité. Ainsi, pour le taureau Islero et sa corrida d’un quart d’heure, on peut adopter une écriture classique, je l’ai fait pour un article, mais cela n’a pas le même rendu et le même écho chez le lecteur. Car l’objectif, finalement, c’est de tordre le langage, l’écriture pour étonner, perturber le lecteur et ainsi le rapprocher de la spécificité et de la singularité de l’animal en question. C’est factice, évidemment, je ne parle pas taureau, je ne serai jamais taureau, mais l’idée, c’est de troubler, de déranger le lecteur pour qu’il tende plus du côté animal, qu’il se sente plus de ce côté. C’est un artifice d’écriture, mais qui peut fonctionner. Pour Islero, beaucoup de gens m’ont dit : « Je me suis senti taureau ». C’est une manière de faciliter l’approche.

Et cette écriture du côté de l’animal donne des portraits auxquels, bien souvent, on ne s’attendait pas. Vous parliez de Modestine. Stevenson a écrit deux textes : un journal quotidien puis, à partir de celui-ci, le Voyage avec un âne dans les Cévennes. Ce dernier est assez aseptisé en ce qui concerne l’ânesse parce que l’écrivain craignait que son livre soit mal accueilli par des lecteurs anglais déjà sensibles, dans la bourgeoisie, l’aristocratie, à la condition animale. Il le savait et il a modifié plein de choses, par exemple n’avouant que deux jours de repos obligatoire pour Modestine à la fin du Voyage alors qu’il s’agit de… deux mois dans le journal ! Il n’empêche qu’en croisant et en contrôlant ces deux textes, on décèle plein de choses du côté animal et cela donne un portrait bien différent de l’apparent portrait stevensonien, resté côté humain. Parce que se mettre du côté animal oblige à se poser plein de questions, du genre : à tel moment, tel endroit, qu’est-ce que ça veut dire pour elle lorsqu’il y a du vent, des oiseaux, de la pluie, des animaux ou des gens passant ? Comment perçoit-t-elle et ressent-elle tout cela ? Lorsqu’ils sont dans les gorges de l’Allier et qu’un train passe à proximité, qu’est-ce que cela veut dire pour elle qui n’a jamais vu de train, puisqu’elle est issue d’un pays d’Auvergne où il n’y en avait encore pas ? Donc cette machine qui passe, j’ai essayé de la décrire seulement par les bruits et sans dire que c’était un train, pour tendre vers ce qu’a pu ressentir Modestine. D’ailleurs, au moment de la fabrication du livre, l’éditrice m’a demandé ce qu’était cette affaire et m’a dit qu’il fallait le préciser. Je lui ai répondu qu’il ne le fallait pas pour que le lecteur soit dans la même position d’étrangeté que Modestine : « Qu’est-ce que c’est que cela ? » Ce sont des artifices d’écriture et de lecture qui poussent un peu plus le lecteur vers l’animal. J’insiste : il s’agit d’artifices car certains m’ont dit : « Mais avec l’écriture, on ne peut pas sortir de l’humain, on ne peut pas être taureau… » Or, il n’a jamais été question de sortir de l’humain, je ne suis qu’un humain. C’est un artifice d’écriture pour tendre vers, mais aussi pour essayer d’être plus attentif. Car cette écriture a un intérêt scientifique. Elle oblige à se poser une pluralité de questions et à faire attention à de nombreuses choses pour être bien du côté de l’animal. Pour Modestine, Stevenson donne beaucoup d’indications sur le ciel, le temps, le vent, les rencontres, etc. J’ai aussi recouru aux guides Joanne de la Haute-Loire, de la Lozère, en relevant les indications sur les cultures, les villages, pour déduire les odeurs, les bruits, etc. Ces informations, auxquelles on ne ferait pas attention, deviennent fondamentales du côté animal. Pour Modestine, qu’il pleuve, qu’il vente froid du Nord ou chaud du Sud, ou sur un côté, ce qui la déstabilisait en raison de sa lourde charge, ce n’était pas innocent. Donc,
scientifiquement, cela oblige à regarder les choses d’une autre manière. C’est un excellent outil d’investigation. Et chercher des tournures, des expressions, des mots différents permet aussi de mieux se focaliser sur l’animal et de mieux questionner en effet retour.

J’ai essayé d’aller plus loin avec le livre sur les chats [8] pour lequel j’ai tenté d’inventer des mots, ce que je n’avais pas fait dans Biographies. L’idée était d’insister grâce à eux sur les particularités du chat. Ainsi, j’aurais pu écrire « il respire, il ressent les odeurs », mais ce sont des termes abstraits, généraux. En écrivant, « il palpinarine », on voit l’animal bouger son corps et faire deux choses en même temps. Cela répond aussi à un aspect philosophique sous-jacent. Lorsqu’un animal – mais les humains aussi – ressent une émotion, il le fait à la fois psychologiquement et corporellement. Donc écrire « palpinariner » plutôt que « respirer », « coussiner » plutôt que « toucher », « agriffer » plutôt qu’« attraper », c’est un moyen de mieux souligner la spécificité du chat en tant qu’espèce et de suggérer que l’action est une disposition psychologique et corporelle. Cette idée m’est venue à la lecture de la littérature ancienne, comme la chanson de Roland et l’épopée de Gilgamesh, où l’on emploie des termes concrets, par exemple « la pesance » pour dire la lourdeur, « bouger ses pieds » pour dire que l’on marche… C’est là que je me suis aperçu à quel point notre vocabulaire est abstrait avec des mots, notamment des verbes, qui n’indiquent pas la réalité entière, qui réduisent l’action à un état mental. Cela a été développé à partir du XVIIe siècle, avec le rationalisme, le cartésianisme et son « Je pense donc je suis », qui réduit l’être à l’esprit, qui souhaite tirer les humains au niveau des anges, des esprits sans corps, alors que l’ancienne littérature, les anciennes expressions montrent qu’on liait action et corps. J’ai eu une autre idée au contact de l’écriture et de la littérature chinoises dont les caractères, par la manière de les tracer, pas seulement par le signe véhiculé, suggèrent matériellement le mouvement, l’émotion. J’ai donc essayé des jeux typographiques, en variant la grosseur et disposition des lettres, pour concrétiser, amplifier, faire vivre le mouvement dit par le mot, par exemple lorsqu’il s’agit de bondir ou de crier ou d’arrondir le dos. Cela vaut ce que ça vaut car les langues occidentales, aux mots découpés en lettres, sont moins disposées à cela que la langue chinoise. Et les lecteurs occidentaux sont très peu habitués. Mais c’était un moyen de les interpeller, de leur suggérer visuellement l’animal en train de faire et de le faire ressentir.

À travers le cas des chats, vous montrez que les animaux ont modifié leurs attitudes en s’attachant à interpréter les nôtres, qu’il y a une dynamique incessante entre les uns et les autres. Vous mettez ainsi en évidence la forte plasticité comportementale des animaux dans le temps et l’espace. Ils ont leur culture, donc leur histoire, fruit de leur personnalité, de leur adaptation à leur environnement (conditions écologiques, interactions avec les humains et les autres animaux). Dans la poursuite de cette construction d’une histoire éthologique et d’une éthologie historique, sachant, comme vous l’écrivez, reconnaître aux animaux « un statut de sujet et d’acteur agissant, influençant les humains [9] », qu’envisagez-vous de proposer dans un prochain ouvrage ?
J’ai deux programmes pour les cinq ans à venir, ceux de mon second mandat à l’Institut Universitaire de France. Le premier, en cours, consiste à amplifier ce que j’ai fait avec les chats en l’étendant à d’autres espèces et en l’abordant d’une manière collective. L’idée d’une histoire des comportements parmi telle ou telle espèce est encore provocatrice auprès des éthologues qui, très souvent, n’ont pas en tête la perspective historique. Ce n’est pas un reproche, c’est un constat. Ils ont acquis maintenant une perspective spatiale en ayant vu et montré que des individus ou des groupes d’une espèce donnée se comportent différemment d’un endroit à l’autre. Les éthologues parlent maintenant sans problème de cultures animales. Mais l’idée que des variations semblables existent aussi dans le temps n’est pas encore à l’ordre du jour. À la fois parce que les éthologues ne se sont que récemment libérés d’écoles qui soutenaient que les comportements étaient toujours les mêmes, dans l’espace et le temps, qu’on pouvait même définir une espèce avec ce comportement intemporel. Et parce qu’ils ne connaissent pas et ne savent pas manier les documents historiques et n’ont donc pas d’instrument pour enquêter dans le passé. À tel point que, lorsque l’école éthologique hongroise, sans doute la plus remarquable, est arrivée à cette notion de temps, il y a quelques années, elle n’a pas pensé travailler le passé mais a lancé un programme sur plusieurs décennies à venir pour filmer des chiens et constituer ainsi une base de données destinée à traquer des changements de comportement. Leur bonne intuition d’une dimension temporelle ne pouvait être testée que dans l’avenir. Ils ne voyaient pas comment faire avec le passé, n’y ont même pas pensé. Là, peut et doit intervenir l’historien, qui trouve des documents historiques avec lesquels déceler et montrer des variations comportementales. Pour cela, il faut surmonter le réflexe pavlovien des éthologues, dont la première et instinctive tendance est de juger les sources historiques comme des « racontars » pleins d’anthropomorphisme, donc sans intérêt. C’est aussi pour cette raison qu’ils ne pensent pas à consulter les documents historiques. Les rares à le faire, comme Michel kreutzer, montrent bien tout l’intérêt de la démarche. Ceux qui acceptent maintenant d’écouter les historiens sont étonnés de ce que cela peut apporter et sont vite passionnés. Le programme consiste donc à étendre l’entreprise aux éléphants, aux chiens, aux chevaux, et de montrer qu’il existe une histoire génétique, physiologique, comportementale de ces animaux, avec des variations à établir dans le temps et dans l’espace. Le tout en faisant travailler ensemble les spécialistes des sciences de la vie et ceux des sciences dites humaines. De manière à sortir d’idées trop répandues chez les éthologues. Par exemple que le comportement des chiens serait le même depuis la domestication. Entre cet événement fondateur et notre époque, il n’y aurait rien eu. Pourtant, ils pointent du doigt de fortes différences comportementales à notre époque, selon les chiens et en fonction des maîtres (psychologie, appartenance sociale, âge, etc.). Ce qui est juste. Mais on ne peut signaler, accepter de telles différences à l’instant T et nier toutes variations sur 30 000 ans, puisque la domestication remonte au moins à 30 000 ans et a dû s’étendre sur plusieurs siècles ou millénaires. De même, s’il est normal de travailler sur les chiens de compagnie, qui représentent de nos jours l’essentiel de l’effectif canin, on ne peut plaquer directement les résultats des études sur les chiens du passé, par exemple d’il y a trois siècles alors qu’il y avait très peu de chiens de compagnie, et qu’en plus ils n’avaient pas les mêmes conditions et les mêmes vécus. Avec ce programme, il s’agit d’une extension collective de ce que j’ai fait pour les chats, comme Le Point de vue animal et les Biographies ont servi pour le premier programme. Ici, il s’agit d’une histoire éthologique des espèces.

J’ai aussi un programme personnel. J’ai maintenant l’impression d’avoir fait le tour du point de vue animal et de l’histoire animale des animaux. J’avais eu le même sentiment dans les années 2000 à propos de l’histoire humaine des animaux. Je suis en train de passer du côté des végétaux et de travailler la littérature neurophysiologique, qui est très intéressante, qui parle d’intelligence, de conscience, de vision des plantes, etc. C’est encore très critiqué parmi les sciences humaines et en philosophie, notamment par ceux qui étudient les animaux et qui craignent qu’on mélange tout et qu’on minimise l’originalité et la richesse du monde animal, voire qu’on abandonne la cause animale. Ces collègues crient même à l’anthropomorphisme, reprenant les mêmes mauvais arguments que les soi-disant humanistes qui ne veulent pas s’intéresser aux animaux et qui leur dénient nombre de capacités. C’est un comble ! Et l’on voit des antispécistes pour les animaux faire du spécisme contre les plantes ! Je crois que ces collègues ne connaissent pas ou ne lisent pas bien cette littérature. Elle permet encore mieux de réfléchir, avec plus de distance, plus de comparaisons, à la nature des animaux, parce qu’elle permet de réfléchir au niveau de tous les vivants (végétaux, animaux non-humains, animaux humains ; il faudra un jour ajouter les autres vivants) et de prendre conscience de la communauté des vivants. Ainsi, lorsque les neurophysiologistes explicitent leur définition de l’intelligence des plantes, ils arrivent exactement à la définition de l’intelligence selon les éthologues, celle que ces derniers ont largement adoptée et qui leur permet de parler d’intelligence plurielle chez les animaux, dont l’humain. C’est la capacité à s’adapter dans un environnement changeant : à faire des choix, adopter des dispositions… Ensuite, chaque groupe, chaque famille, chaque espèce est intelligent à sa manière, comme il conjugue, développe à sa manière toutes les
capacités communes aux vivants, qu’on découvre de plus en plus nombreuses et que des physiologistes décèlent maintenant dans les cellules. Cela donne un monde vivant plein de communautés et d’originalités, plein de richesses diverses et beaucoup plus intéressant à étudier.

En fait, les collègues qui contestent la neurophysiologie végétale ont encore, et souvent inconsciemment, une vision pyramidale ou arborescente des vivants : les humains au sommet, les animaux aux étages, les plantes au rez-de-chaussée. Donc valoriser les plantes serait les monter aux niveaux des animaux, les confondre avec ces derniers. S’ajoute une question de cause à défendre, car beaucoup d’adversaires de la cause animale se saisissent de cette neurophysiologie végétale pour prétendre qu’il n’y a pas plus à se soucier des animaux que des plantes aux capacités égales. Mais ce n’est pas parce que ces gens disent des sottises qu’il faut en dire aussi. Des collègues participant à la juste revalorisation des animaux considèrent aussi qu’il ne faut pas parler des plantes car on ne pourrait plus rien manger. C’est oublier les originalités à l’intérieur de la communauté. Les animaux, dont l’humain, sont des vivants centralisés, les plantes sont décentralisées. Vous enlevez une pomme, vous ne tuez pas le pommier. Vous fauchez de l’herbe, elle va repousser. Par contre, vous arrachez un membre à une vache, sans la soigner, elle meurt. La différence est importante. Pourquoi tous ces blocages ? Parce que beaucoup sont dans une vision pyramidale ou arborescente (cela revient au même sur ce point) des vivants alors qu’il faut adopter un schéma buissonnant sous l’impulsion de la génétique. À partir du dernier ancêtre commun universel, les diverses formes de vie (bactéries, archées, eucaryotes) ont évolué dans tous les sens, formant un buisson, où l’humain, désormais sur une branche parmi d’autres et non plus au sommet, n’est plus l’aboutissement ultime, les espèces animales ou végétales ne sont pas en dessous mais à côté, plus ou moins éloignées, ce qui doit faire renoncer à toute hiérarchie anthropocentrique au profit de conjugaisons différentes, originales et riches des capacités communes de la vie. Reconnaître les riches capacités des plantes n’enlève rien à celles des animaux, comme reconnaître les riches capacités des animaux n’enlève rien aux humains.

Avec les végétaux, je veux faire une histoire végétale (pas humaine) des plantes, une histoire du côté des végétaux, sur le modèle du point de vue animal. Muni de la littérature neurophysiologique, je vais chercher des aspects historiques, que je veux travailler comme exemples, puis travailler les documents intéressants, permettant de se demander ce qui se passe chez les plantes lors de tel ou tel phénomène historique, en utilisant pour cela la neurophysiologie végétale. Cela permettra aussi d’élargir mon propos, de bâtir une histoire des non-humains, animaux et végétaux, et une histoire des vivants (végétaux, animaux, humains…) en tenant compte à la fois des riches communautés, des riches capacités, des riches originalités de ces vivants. Cela me redonne une troisième jeunesse !

Vous êtes un historien, non pas un militant, et vous veillez dans vos ouvrages à conserver une certaine neutralité afin d’autoriser une réflexion libre de vos lecteurs et, sans doute, de déstabiliser en douceur les préjugés et les fausses certitudes. Toutefois, si le regard de nos contemporains a globalement évolué, reconnaissant chez les animaux des êtres doués de sensibilité, nous sommes encore très loin du compte en termes de comportements qui conservent un rapport foncièrement cruel et meurtrier aux animaux. Aussi, à la lueur de vos travaux et de votre sensibilité propre, quelle revalorisation du monde animal appelleriez-vous de vos vœux en priorité ? Sortie du modèle de l’élevage intensif ? Interdiction des spectacles (corrida, cirque) ? Arrêt de l’expérimentation animale ?…
D’abord, je pense qu’il est primordial de ne pas mélanger science et militantisme. C’est absolument fondamental parce que les gens ont le droit de penser comme ils l’entendent, nous n’avons pas à donner des leçons, et parce que la réalité des choses importe plus que ce que croient ou espèrent Pierre, Paul ou Jacques… ou moi. L’histoire montre qu’à chaque fois que la science est mise au service d’une idéologie ou d’un militantisme, c’est toujours au détriment de la première qui est biaisée, déformée, faussée. La croyance ou l’espoir compte alors plus que la réalité. Il y a plein d’exemples historiques, à commencer par l’Occident chrétien ou l’URSS communiste. Cela ne veut pas dire qu’il ne faudrait pas militer pour la cause animale. Mais il y a des associations pour cela. Il ne faut pas mélanger les deux plans. J’y tiens absolument, parce que si on veut avoir un écho sociétal, il faut que les gens aient confiance. Et pour cela, il faut être fiable, il faut dire, en tant qu’historien, ce qui s’est passé, sans chercher à savoir si cela va plaire ou non.

Évidemment, j’ai ma conception du monde animal ; je suis arrivé à cette histoire parce que je suis amoureux des animaux. Il va de soi que je souhaite une amélioration de la condition animale en tout ce que vous avez cité. L’interdiction des jeux comme la corrida ou des animaux au cirque. Les refus croissants de ces derniers dans des grandes villes ou la récente proposition parlementaire d’interdiction de la corrida montrent que les situations glissent dans la bonne direction. Les pro-corrida n’étaient pas du tout certains d’avoir une majorité à l’assemblée et n’ont pu que bloquer le processus en empêchant le vote [10]. Cela aurait été impensable il y a vingt ans. Donc, en tant qu’historien – pourtant je ne suis pas optimiste de caractère, je suis bien pessimiste –, je suis plus optimiste que des collègues d’autres disciplines qui sont sur le temps actuel et qui ont l’impression que rien ne bouge. Pourtant, les choses sont modifiées, lentement à l’échelle du temps présent, plus nettement à l’échelle historique. Par exemple, le nombre de corridas a considérablement baissé les deux dernières décennies du fait d’une forte réduction du public. Il n’y a plus guère de corrida ou de feria qui peuvent se tenir sans subventions publiques, en fait locales. Plutôt qu’une interdiction, il aurait d’ailleurs mieux valu proposer une interdiction de ces subventions publiques, il n’y aurait vite plus de corrida. Les zoos, petit à petit, changent aussi sous la pression insensible, à bas bruit du public. Ainsi, ils évacuent les gros animaux, comme les éléphants, car ils ne peuvent proposer d’hébergement acceptable par les visiteurs. Les choses glissent, bien que ce soit lent. Mais à l’échelle historique, ce n’est pas si lent que ça : j’ai été frappé, par exemple, de la force de l’éclosion sociétale et médiatique, l’une renforçant l’autre, du végétarisme et du véganisme à partir des années 2000. Je m’y attendais, car on voyait cela se forger lentement, en dents de scie mais sûrement depuis le XVIIIe siècle, toutefois pas aussi rapidement et aussi fortement. Sans être majoritaires, leurs partisans sont nombreux parmi les jeunes générations et le développement des rayons végétariens / véganiens dans les supermarchés prouve la tendance. Ces magasins ne proposeraient pas autant s’ils ne vendaient pas. Une autre évolution parallèle, liée, est celle de la diminution de la consommation de viande, même chez des carnivores par goût. La hausse des prix amplifie le phénomène mais elle ne l’a pas créé et tout montre qu’à la base c’est un souci d’éthique animale qui travaille la société. Évidemment, pour le nouveau converti qui veut que tout le monde soit végétarien rapidement, cela n’est pas suffisant.

Concernant l’expérimentation, il faudrait développer des méthodes alternatives, qui seront l’avenir de toutes manières. Mais la société française est devenue très conservatrice, toutes tendances politiques confondues, et en panne d’inventivité. Les laboratoires privés sont plus réactifs parce qu’ils savent que la clientèle est de plus en plus réticente. Les plus conservateurs sont les laboratoires publics avec des chercheurs réfugiés dans leur tour d’ivoire, qui n’ont aucun compte à rendre et qui, par confort, continuent comme ils ont toujours fait. Lors d’un débat, il y a quelques années, une expérimentatrice avait déclaré qu’elle aimerait utiliser ces méthodes alternatives mais qu’il n’y en avait pas. J’avais répondu qu’il fallait les inventer ; elles n’allaient pas tomber du ciel. Comptons sur le renouvellement des générations.

Vous le rappelez, la pluridisciplinarité est essentielle, permettant un croisement fécond des approches : éthologie, histoire, biologie, philosophie, littérature, sociologie… Nous avons aussi beaucoup à attendre de véritables archives animales, grâce à l’archéozoologie et aux études génétiques (comportements, maladies, alimentation, déplacements géographiques, modifications épigénétiques). Toutefois, sachant que nos sources sont toujours parcellaires ou pas suffisamment interrogées, vous écrivez : « Il revient aux historiens et aux autres chercheurs de regarder autrement leurs matériaux et d’en trouver de nouveaux, de se débrouiller, d’imaginer, d’inventer. Il vous reste, chers lecteurs, à fouiller votre cave, votre grenier, vos malles à la recherche d’anciens documents [11] ! » C’est là un formidable appel à l’intelligence créative pour la conduite de la recherche, mais aussi, plus largement, une invitation pour chacun à s’intéresser à la complexité et la richesse des individus animaux en sachant puiser dans nos propres archives. Ai-je bien compris votre intention ?
Oui, tout à fait. L’avenir sera à l’élargissement de la documentation. Pour l’instant 90 % de celle-ci est d’origine humaine. Cela n’a rien de scandaleux d’ailleurs. Comme dit plus haut, c’est une situation analogue aux histoires des paysans médiévaux ou des femmes antiques avec des documents provenant d’une autre classe sociale ou d’un autre sexe. Il n’empêche qu’on doit élargir et cela se fait peu à peu. L’archéozoologie, qui étudie les ossements animaux, apporte des données depuis longtemps. Cependant, à mon avis, le grand apport à venir sera celui de la génétique. Ce sera la source du XXIe siècle, y compris pour les humains, qui nous permettra de découvrir des aspects non mentionnés dans les sources actuelles, par exemple les évolutions d’alimentation, les maladies, même les changements de région. Ce sera un livre ouvert. Pour l’instant, les paléogénéticiens sont peu nombreux et ne peuvent répondre à tout ce qu’il y aurait à faire. Le grand défi pour les historiens est de se mettre à travailler avec ces généticiens. Et les premiers sont loin d’être prêts. J’ai organisé à Paris en juin 2022, à l’Institut Universitaire de France, une journée « génétique et histoire ». Il n’y avait que quelques personnes dans le public, guère plus que les intervenants ! Sans doute ai-je organisé cela vingt ans trop tôt. Pourtant, c’est maintenant que les historiens devraient se préparer pour ne pas être, dans l’avenir, mis sur la touche par les généticiens.

Il y a les sources qui nourrissent notre réflexion, mais aussi l’observation et le partage que nous offre notre existence. En ce sens, pourriez-vous nous parler d’un animal qui vous est proche ? Que vous enseigne sa personnalité, sa manière d’être au monde et en lien avec vous ?
Je vous parlerai de notre chienne Griotte qu’on a dû faire euthanasier le 31 décembre 2022. On avait eu d’abord un boxer qu’on avait choisi alors qu’il était chiot. Griotte a été choisie à la SPA. Elle avait deux ans. Elle avait été abandonnée deux fois, soi-disant pour fugue. Avec nous, elle n’a jamais fugué. La première fois, elle a été rejetée par une famille, peut-être quand un enfant est venu car elle a toujours craint les enfants, peut-être par peur d’un remplacement. Ensuite, elle a été violentée par un chasseur, sans doute parce qu’elle ne répondait pas à ses exigences, car elle avait peur des coups de fusil, des pétards. Ce qui est très intéressant, c’est que cette chienne avait pris conscience de la fragilité de la condition canine, c’est-à-dire qu’elle avait compris qu’elle pouvait se retrouver abandonnée d’un jour à l’autre. Cela a produit un aspect négatif et un aspect positif. L’aspect négatif, c’était qu’elle était toujours angoissée. Arrivait quelqu’un, elle avait peur que cette personne l’emmène, parce qu’elle se trouvait très bien chez nous. Elle avait trouvé sa famille. Et quand nous allions chez quelqu’un, elle craignait qu’on la laisse. Au moment de la fin de vie, elle s’affichait toute gaillarde chez le vétérinaire, un ami, qui la trouvait en forme et hésitait à la traiter, mais elle s’affalait de retour chez nous. Restée tout de même deux jours en clinique pour des perfusions, elle a fait les quatre cents coups dans sa cage, elle ne voulait pas rester. On a dû faire huit jours de perfusion à la maison. L’aspect positif, c’était qu’elle était très à l’écoute de nous. Mon épouse et moi avons eu une connivence avec elle que nous n’avions pas connue avec notre première chienne qui trouvait normal d’être dans cette famille, puisqu’elle y était depuis sa jeunesse. C’était naturel. Griotte avait conscience de la fragilité de sa situation. Elle a développé une capacité à faire attention à nous, à dialoguer, notamment en utilisant le regard. On dit que le regard n’est pas important chez les chiens. Il est vrai que cela n’avait pas été aussi fort avec les chiens de mes parents et notre première chienne. Mais Griotte a eu une forte capacité à regarder, à dévisager, à faire attention, à utiliser aussi son regard pour montrer ce qu’elle voulait. Par exemple, lorsqu’elle voulait sortir avec sa panière pour aller se bronzer au soleil, elle montait me chercher à mon bureau. Elle se mettait à côté. J’avais appris peu à peu que cela voulait dire qu’elle souhaitait quelque chose. Je la suivais, on descendait et elle était capable de regarder sa panière puis de regarder la porte d’entrée pour me signifier : « je veux sortir avec la panière ». Je comprenais, ouvrais et lui emmenais la panière. Il y avait vraiment un effort réciproque, une volonté de se comprendre. D’autant qu’elle était très proche. Ainsi, elle était toute contente qu’on lui mette le collier et la laisse, parce que, pour elle, c’était un signe qu’on ne l’abandonnait pas, une protection. Elle appartenait à la famille. Elle a su développer aussi un jeu d’aboiements, de telle manière pour sortir, de telle manière pour rentrer. Je comprenais à distance et répondait… non pas en aboyant mais en me déplaçant ! Il y a eu quelque chose d’extrêmement fort et je pense que c’est dû à son itinéraire. On l’aurait adoptée chiot, peut-être n’aurait-elle jamais fait ça. Je ne lui parlais pas énormément, c’était plutôt par le regard, les positions, alors que mon épouse lui parlait beaucoup et cela marchait, d’une autre manière. Lorsqu’il a fallu la faire euthanasier et qu’un vétérinaire est venu à la maison, elle m’a regardé dans les yeux, je lui ai dit que je sortais et que j’allais revenir. Cela l’a détendue, le vétérinaire n’allait pas l’emporter, elle s’est endormie doucement.

Cette connivence illustre une forme de relation qui est développée de nos jours dans le monde occidental, pas par tous évidemment, loin s’en faut encore, mais la tendance est significative, notamment avec des animaux compagnons. Pour des raisons diverses, trop longues à évoquer ici, ils se rapprochent de leurs humains et ceux-ci se rapprochent de leurs animaux, chaque bord se mettant plus à l’écoute de l’autre. Ce sont des choses auxquelles on ne pensait pas il y a cinquante ans. C’est un jeu de co-construction, de co-évolution d’une relation, auquel le monde scientifique devient beaucoup plus attentif qu’autrefois.


[1] É. Baratay, L’Église et l’animal du XVIIe siècle à nos jours en France (vers 1600-vers 1990), 1991, 1247 p. dact.
[2] R. Delort, Les Animaux ont une histoire, Paris, Seuil, 1984.
[3] É. Baratay, Et l’homme créa l’animal. Histoire d’une condition, Paris, Odile Jacob, 2003.
[4] É. Baratay, Le Point de vue animal. Une autre version de l’histoire, Paris, Seuil, 2012.
[5] É. Baratay, Bêtes des tranchées. Des vécus oubliés, Paris, CNRS Éditions, 2013.
[6] Sous la direction d’Éric Baratay : Aux sources de l’histoire animale, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2019 ; Croiser les sciences pour lire les animaux, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2020 ; L’Animal désanthropisé. Interroger et redéfinir les concepts, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2021 ; Les Animaux historicisés. Pourquoi situer leurs comportements dans le temps et l’espace ?, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2022 ; Écrire du côté des animaux, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2023. À venir : une histoire canine des chiens et une histoire équine des chevaux.
[7] É. Baratay, Biographies animales. Des vies retrouvées, Paris, Seuil, 2017.
[8] É. Baratay, Cultures félines (XVIIIe -XXIe). Les chats créent leur histoire, Paris, Seuil, 2021.
[9] É. Baratay, « Pour une histoire éthologique et une éthologie historique », Études rurales, 189, 2012, URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/9596 (consulté le 10/02/2023).
[10] La proposition de loi pour abolir la corrida sur tout le territoire français devait être examinée le 24 novembre 2022 par l’Assemblée nationale. En raison du dépôt de centaines d’amendements, le texte a été retiré.
[11] É. Baratay, Biographies animales. Des vies retrouvées, op. cit., p. 271.


Résumé

L’entretien avec Éric Baratay retrace son parcours en tant que spécialiste de l’histoire de la condition animale. L’historien revient sur les axes majeurs de sa pensée, lancée dans l’élaboration d’une histoire animale des animaux : prise en compte de l’individu animal et tentative d’exprimer son point de vue. Il ouvre aussi des perspectives pour l’avenir avec le souhait d’élargir la réflexion pour bâtir une histoire des non-humains, animaux et végétaux, en appréciant les richesses de chacun.

Abstract

This interview with Éric Baratay retraces his career as a specialist in the history of the animal condition. The historian revisits the major axes of his thought, aiming at the elaboration of a history of animals from the animals’ perspective, which takes into account individual animals and attempts to express their points of view. It also opens up new vistas for further research with the wish to broaden the reflection in order to build a history of non-humans, animals and plants, appreciating the richness each has to offer.

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