François Chirpaz s’attache à interroger la condition humaine dans sa singularité concrète. Une réflexion qui amène le philosophe à reconnaître en l’homme ce vivant fort de l’ouverture que lui confèrent la parole et la pensée, mais aussi cet être précaire en raison de sa corporéité, son affectivité et son destin mortel.
[Entretien réalisé en 1999]
Que vous inspirent ces propos de Yves Bonnefoy : « Rien n’est que par la mort. Et rien n’est vrai qui ne se prouve par la mort. » (L’improbable et autres essais) ?
Dans le cours ordinaire de notre expérience, prendre en compte la mort c’est reconnaître le caractère précaire et fragile de notre être dans la vie, sans pour autant se laisser fasciner par elle ni se comporter comme si elle n’était rien. Se laisser fasciner par elle c’est s’empêcher de vivre et d’habiter le temps de notre vie. Inversement, faire comme si elle n’était rien est se condamner à vivre d’une manière folle et dangereuse car l’homme n’a plus, alors, le sens de sa limite essentielle.
Il n’en va pas autrement dans l’exercice de la pensée. Tant qu’elle demeure sous le régime de la fascination, la pensée se paralyse et elle se détruit elle-même. Mais si elle est incapable de prendre en compte cet inéluctable de notre condition, elle peut construire tous les systèmes qu’elle voudra, elle n’en demeure pas moins abstraite, ignorant ou feignant d’ignorer que la mort constitue le point d’énigme de notre destin.
En construisant tous ces systèmes, elle cherche à se rassurer en faisant taire son angoisse. Mais, en fait, elle se rend aveugle à la réelle condition de l’homme et elle se ment à elle-même en surestimant sa propre possibilité. C’est ce que dénonce Yves Bonnefoy dans le premier des essais de l’ouvrage que vous citez. Ce que d’autres, avant lui, avaient déjà dénoncé : je pense à Pascal, à Kierkegaard, à Nietzsche ou, plus proche de nous, à Franz Rosenzweig, dans L’Étoile de la Rédemption.
Et c’est donc ainsi que je comprendrai la phrase « Rien n’est vrai qui ne se prouve par la mort » : rien n’est vrai dans ce que la pensée exprime qui ne soit passé par l’épreuve de la confrontation à l’énigme de la réalité de la mort dans notre vie d’homme. Elle n’est à sa vérité propre que pour autant qu’elle accepte et assume cette épreuve. C’est ce qu’exprime Eschyle quand il assigne l’homme au « comprendre par l’épreuve (pathéï mathos) ».
Considérez-vous que la conscience de notre néant puisse se dévoiler comme élan créateur ?
Il importe, tout d’abord, de s’entendre sur le sens de ce mot. Parler de la conscience de notre néant ne veut pas dire que l’homme n’est rien ni en lui-même ni par lui-même. Mais, bien plutôt, (et c’est ainsi que je l’entendrai) que l’homme est cet existant inassuré et incertain, tant au sujet de son être que de son destin.
Parce que l’homme a la parole en partage et qu’il a part à la pensée, il ne peut se comprendre lui-même que comme un vivant distinct et séparé des autres vivants du monde. Mais comme il est mortel, que sa vie est sous le signe de la finitude et qu’il endure la fragilité de son être dans la vie il ne peut se considérer comme un dieu ni comme appartenant à la sphère du divin.
Pour avoir en partage la parole et la pensée, il se distingue de tous les autres vivants et, à ce titre, distinct et séparé. Mais, parce qu’il est mortel, il ne peut comprendre son destin que comme une énigme, demeurant incapable de répondre à la question de savoir pourquoi ce vivant qu’il est et en qui l’esprit se manifeste est voué, au même titre que n’importe quel vivant, à la déchéance et à la mort.
Par « néant », j’entendrai donc ici, pour ma part, non pas le fait que l’homme est rien mais qu’il est sans fond, incapable de discerner un socle indubitable qui le garantisse dans son identité et dans son destin, c’est-à-dire sur le sens ultime de sa propre vie. Avoir à être dans la vie, mais dans l’incapacité de s’assurer la maîtrise de cette vie, voilà ce qui fait la tonalité propre du sens du tragique, cette conscience de la condition humaine contrainte à vivre son rapport à la vie sur le mode de la déchirure.
Mais que l’homme ait à vivre de la sorte ne peut l’empêcher d’être, dans sa vie, un créateur dans ses relations avec d’autres hommes, dans l’action entreprise avec d’autres, dans le travail sur la matière. Ou dans l’œuvre d’art. En ce sens, on peut, comme l’a fait Malraux, comprendre l’art comme un « antidestin », une négation non pas de la réalité de la mort mais du fait que la mort soit le seul mot ultime de ce destin.
Il n’y a, en effet, de création, en quelque ordre que ce soit, que par la négation délibérée des contraintes de la part de nécessité de notre propre condition. Nier ces contraintes en reculant les limites de leur emprise n’est pas abolir la nécessité, c’est affirmer qu’elle n’est pas seule à définir notre part d’humanité.
En ce sens, toute création humaine est sous le signe de la finitude parce qu’elle est limitée dans l’espace et dans le temps. Et sous le signe de la fragilité parce que son défi à la mort ne la garantit pas des injures du temps : le plus beau tableau, la plus belle sculpture ou le plus bel édifice sont fragiles puisqu’ils peuvent être détruits. Et pourtant ils n’en témoignent pas moins du génie de l’homme.
En référence à votre ouvrage Le tragique [1] (« Le débat escamoté »), pensez-vous que la philosophie ait souvent manqué l’approche du tragique ?
C’est un fait, comme on le voit déjà dans les textes de Platon et d’Aristote relatifs à la poésie, et c’est ce que je me suis attaché à montrer dans le chapitre de ce livre auquel vous faites allusion.
Dire que la philosophie a souvent manqué l’approche du tragique est dire que dans son souci de rendre réelle l’émancipation de la pensée et d’assurer son autonomie elle s’est attachée, en priorité, à la force créatrice de la pensée dans son aventure pour explorer le monde et s’en donner une connaissance. Explorer le monde et se le donner à connaître dans sa totalité, sans que rien ne vienne entraver un tel élan, telle est la démarche de la pensée devenue autonome. En cela, il y a toujours, pour une part, comme des accents d’épopée dans cet élan, l’épopée étant comme le poème de l’audace de l’homme que rien ne peut réellement arrêter dans la réalisation de la tâche qu’il s’est assignée.
L’épopée est comme le rêve d’une pensée que rien ne peut entraver. Le tragique, par contre, est attention à cette contradiction qui nous habite et nous constitue. Et qui n’ouvre, dans l’homme, la possibilité de l’esprit qu’en prenant la mesure d’une déchirure essentielle entre la vie et nous-mêmes. En effet, accroître, dans l’homme, la conscience de lui-même est accroître la douleur de la vie, comme le rappellent les tragiques grecs ou le Livre de Job. Une douleur qui n’est autre que la conscience de cette déchirure.
Cette douleur d’avoir à demeurer dans la vie comme en une situation de divorce, tous les philosophes ne l’ont pas méconnue. Par contre, tous ceux qui ont compris la tâche primordiale de la pensée comme celle d’avoir à bâtir des systèmes du Monde, de la Nature ou de l’Histoire ont escamoté cette déchirure au flanc de la pensée parce qu’au flanc de l’existence. C’est pourquoi, dans cet ouvrage, je me suis attaché à comprendre la réflexion sur le tragique comme une controverse de la pensée avec elle-même : non pas pour congédier la philosophie (car elle témoigne d’une des plus hautes possibilités de la pensée humaine) mais pour la contraindre à reconnaître son point d’aveuglement lorsqu’elle ne prend pas une pleine mesure de la contradiction qui nous constitue dans notre condition d’homme.
Y a-t-il, selon vous, des parentés profondes entre le tragique et le sacré ?
Le sens du tragique étant attention au destin de l’être humain il est inévitablement en rapport avec le sacré. Mais, question préalable, que convient-il d’entendre par « sacré » ? La question est vaste et complexe. Pour nous en tenir à l’essentiel, je dirai que, par ce mot, on désigne cette réalité avec laquelle l’expérience humaine se comprend en relation, une réalité qu’elle considère comme la source de la vie et de tout ce qui est dans le monde. Une réalité qui la dépasse et la transcende et que l’on peut nommer Dieu ou le divin.
Les limites de ce cadre ne me permettent pas de dresser un inventaire des diverses formes par lesquelles la pensée s’est efforcée (dans les mythes, la sagesse, les religions ou la philosophie) de comprendre et de se représenter tant le sacré que la relation de l’homme avec lui. Pour m’en tenir à la seule démarche tragique, cette compréhension est inséparable de la conscience de l’énigme ou du point de nuit.
Aussi, le sacré ou le divin ne peut-il être compris que comme une présence éprouvée dans la proximité de la vie des hommes mais qui ne se donne à eux que dans le retrait, comme si le divin ne pouvait se manifester que de la sorte, tel ce « Dieu caché » dont parle Pascal dans la suite des Psaumes ou du prophète Isaïe. Une présence qui ne se manifeste que dans le retrait : signe que l’homme ne peut mettre la main sur lui et qu’il dépasse les catégories de la pensée humaine. Et, dans le même temps, douleur de l’existence contrainte à endurer ce retrait comme un délaissement et un abandon.
1 CHIRPAZ (F.), Le tragique, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1998.
>> Pour aller plus loin : se reporter au livre François Chirpaz, chemins de philosophie. Entretiens avec Emmanuelle Bruyas
Parutions
- Revue L’Aleph, « Le Néant », n°1, février 1999.