« À un bonheur sans histoire, ne faut-il pas préférer une histoire sans bonheur mais pleine de rebondissements ? Rien de pire en l’occurrence que ces gens éternellement gais, en toutes circonstances, qui ont accroché une grimace radieuse à leur face comme s’ils purgeaient une condamnation à vie à l’allégresse. »
P. Bruckner, L’euphorie perpétuelle.
Le terme « bonheur » résonne comme une des préoccupations majeures des sociétés occidentales. Initialement, il porte l’empreinte du mythe du paradis céleste. C’est dire que le bonheur, exclu de notre cheminement terrestre, est d’abord de l’ordre de la perte ; il est avant (Jardin d’Eden, Âge d’or…), au-delà et après (le salut). Mais, au fil du temps, les hommes lui ont donné un contenu très différent. Michel Faucheux s’essaie à repérer les étapes fondamentales de cette quête aux accents multiples et sans cesse reconduite au cours des âges.
Loin de la nostalgie du mythe paradisiaque, avec la pensée grecque antique émerge l’idée d’un bonheur fondé sur l’exercice de la raison et de la philosophie. Bonheur et sagesse humaine vont alors de pair.
Le Moyen Âge, quant à lui, se concentre à nouveau sur les sphères célestes, prônant l’inclination devant le mystère divin et le bonheur du salut promis par l’après-vie. L’humour médiéval est à appréhender dans cette optique : le rire est un don divin et un moteur essentiel de la foi dans le pouvoir infini de Dieu. Rire et gaieté alliés de la foi, mais pas seulement. La célébration de l’amour constitue aussi un des ingrédients essentiels du bonheur de l’homme médiéval. La fin’amors s’ancre dans des valeurs mondaines, célébrant le raffinement du désir et le culte de l’être aimé. La civilisation médiévale est ainsi prise entre bonheur de l’amour et celui du salut, même si l’emporte l’idée que le bonheur plein se situe dans l’au-delà.
Puis les mentalités glissent peu à peu et, avec la Renaissance, s’opère un véritable tournant, délaissant le sentier de la foi pour celui de la pensée. Retrouvailles avec la sagesse antique. L’homo literatus du XVIe siècle se redécouvre une puissance, celle de sa pensée propre, de son raisonnement autonome. Le bonheur passe par l’étude, le savoir, la sagesse et la vertu. Ainsi Rabelais célébrant l’humaniste érudit. Émergence d’une jubilation certes, mais inséparable d’un voile mélancolique, du sentiment de solitude de l’individu se retrouvant face à son intériorité et sa fugacité. D’où l’exaltation des sens et des noces renouées avec le rire. D’où aussi la quête de stabilité du XVIIe siècle. Mais il reste que le bonheur est devenu affaire de recherche personnelle avec ses exaltations et ses vacillations…
Promesse à l’horizon traquée sans relâche. De décennies en décennies, le bonheur tressaute, sursaute, se pavane, frissonne, hésite, y croit encore, franchissant un certain nombre d’étapes décisives.
Ainsi l’élan du XVIIIe siècle à la faveur duquel le bonheur s’ancre résolument ici-bas dans une perspective collective. Avec les Lumières (Voltaire, Diderot, Rousseau…), est théorisé le bonheur collectif et politique, les révolutions française et américaine allant jusqu’à le revendiquer comme un droit pour tous.
Visée collective avec toutes les prolongations utopistes que l’on sait (Fourier, Marx…). Si le XIXe siècle verra émerger le « mal du siècle », la fêlure mélancolique des romantiques, il sera aussi le moment des envolées utopistes nourries par la foi dans le progrès. Utopies dont le XXe siècle constatera la vanité, la barbarie et l’effondrement.
Mais la traque ne s’arrête pas. Le relais est pris avec la société de consommation. L’esprit revendicatif du XVIIIe est là – le bonheur est une obsession perçue comme un droit -, mais plus loin que cela, avec les aisances matérielles et techniques contemporaines, il est devenu une véritable exigence d’enfants capricieux – le bonheur doit advenir sans délai. Dictature du bonheur qui croit s’assouvir dans une jouissance individualiste physique et matérielle immédiate, agressive et tous azimuts. Tout cela au prix d’une immense confusion entre les termes « bien-être » et « bonheur ». La roue de la fortune n’est plus qu’un déversoir de biens confortables et rassurants qu’il convient d’afficher. Comme P. Bruckner l’a mis en évidence, le bonheur fait figure désormais de véritable devoir auquel chacun est tenu de souscrire sous peine de transgresser le diktat social. Ainsi la quête du bonheur s’annonce-t-elle aujourd’hui sous des contours individualistes et marchands dont nos contemporains, champions dans l’ingestion de Prozac et autres pilules mensongères, ont bien du mal à s’extraire.
Multiples rebondissements du bonheur se concentrant sur diverses promesses : religion, individu, politique, société de consommation…
Ce parcours rappelle combien cette quête est tenace quelles que soient les illusions dont elle se pare, combien aussi il lui incombe aujourd’hui de se « recadrer ». Cet ouvrage ne se veut pas seulement, en effet, un trajet historique ; il s’avère aussi l’occasion d’une remise au point à l’aune de la conception contemporaine étranglée par le conformisme débilitant et égoïste. De l’avoir à l’être, conversion requise, selon le terme de R. Misrahi, pour ne pas voir le terme « bonheur » s’engluer davantage dans les filets de la vanité.
Construction sociale ou individuelle, le bonheur n’a de consistance, non comme fin en soi, mais qu’en tant que mise en mouvement susceptible d’instaurer un rapport authentique et responsable à soi et à l’autre, qui en conséquence n’occulte pas la part d’épreuves douloureuses qui jalonnent immanquablement tout chemin en quête d’heures gracieuses. Pas de modèle, aucun cocktail sûr d’ingrédients, mais cette promesse évanescente toujours à inventer.
En tout état de cause, la réflexion, la lucidité et le souci de l’autre ne se consomment pas…
Histoire du bonheur
Michel FAUCHEUX
Éditions du Félin, Philippe Lebaud
2002
Parutions
- Revue L’Aleph, « La Jouissance », n°13, septembre 2004.