Félix Vallotton ne fut pas seulement peintre, graveur et illustrateur. Il fut aussi l’auteur de plusieurs écrits, dont notamment le roman La Vie meurtrière. Par-delà un certain classicisme de la langue, l’écriture est précise, tranchante, entraînant le lecteur dans un tourbillon macabre.
Tout commence par un suicide. Celui de Jacques Verdier, vingt-huit ans. Reste un manuscrit, Un amour, légué au commissaire qui fera le constat de la mort. Après être passé dans quelques mains, le texte tombe dans l’oubli. Le narrateur nous le donne à lire, non sans l’avoir renommé Un meurtre. Nous comprendrons bientôt pourquoi les deux termes coïncident.
La vie brève de Jacques Verdier ou l’histoire d’une malédiction. Il y aura d’abord la chute sur le crâne de son camarade Vincent. Ensuite la blessure mortelle d’Hubertin, le graveur de lettres. Et puis encore l’empoisonnement de Musso avec la poudre verte du père de Jacques.
« Je ne l’ai pas fait exprès », se dit-il, à l’instar des enfants qui ont commis une bêtise. À la différence que, derrière ses pas, l’on ne se contente pas de retrouver une salle de bains inondée ou une vitre cassée. Un être au cerveau détruit, condamné à une existence misérable, et deux morts ! Verdier commence à soupçonner en lui un « fatal pouvoir », à l’image des mots de Vincent, « j’ai senti ta main là ! ». Il lui semblait se tenir à distance et, pourtant, il l’accuse d’avoir provoqué sa chute. Il pensait faire une plaisanterie innocente à Hubertin et il en meurt. Il donne de la poudre à Musso pour repeindre sa cage et elle se révèle être un poison. Serait-ce que Jacques traîne le malheur avec lui ?
Aussi, à la fin du lycée, il fait le choix de se rendre à Paris afin de fuir le parfum nauséabond de ces morts qui l’accusent. Cela invite Jacques à la prudence. Se tenir loin des autres, en tout cas pas trop près, de peur d’un nouveau malheur. Malgré tout, son intérêt pour les arts l’amène à se lier peu à peu d’amitié avec un sculpteur nommé Darnac. À l’occasion d’une visite dans son atelier, Jacques intervient pour aider une jeune modèle, Jeanne Bargueil, à descendre de la table sur laquelle elle posait. Jeanne rate son point d’appui, chute et se blesse très gravement. Peau brûlée, sein mutilé. Et la mort quelque temps plus tard.
Un « élu du malheur », « un principe de mort » ! L’intériorité de Jacques est anéantie par ces chairs meurtries et ces morts atroces qu’il essaime sur son passage.
Une lumière vient toutefois éclairer son existence. Il s’agit de la rencontre de Marthe Montessac, une femme intelligente et sensible dont il s’éprend. « Dédaigneux de la foule, dont la rumeur montait sans m’atteindre, je n’avais d’yeux que pour cette femme, et tous mes sens convergeaient vers son masque clair. […] Mon passé, douloureux ou puéril, mes bonheurs étriqués, mes remords, Jeanne, l’odeur cadavéreuse de ma vie, l’avenir, tout cela enfin, glissait, fondait, croulait en cascade le long de mon être, comme d’un corps un linge fatigué. » Mariée, forte de ses principes, Marthe résiste longtemps aux avances réitérées de Jacques. Il y aura pourtant un jour d’abandon, un seul. Cela suffira à la faire basculer dans la mort. Lui a-t-il transmis la mort charnellement ou bien meurt-elle des suites de l’accident de voiture ? Qu’importe, l’élan amoureux s’achève par la mort de l’être chéri. Porteur de poisse, agent du malheur… La perte de Marthe achève de convaincre Verdier de sa nuisance et le décide à mettre fin à ses jours.
L’écriture de Vallotton est à l’image de son œuvre picturale et de ses gravures. D’une tonalité particulièrement sombre. Car que dit-il ce principe de mort que Jacques estime porter en lui ? On peut sans doute en rester au portrait d’un homme qui aurait le malheur à ses trousses, répandant involontairement la mort autour de lui. Mais ce trajet macabre n’est-il pas aussi une façon d’exprimer que le rapprochement des êtres est davantage à la source de désastres que d’heureuses occasions ? Que même quand elles s’annoncent comme telles, elles finissent par dégouliner de larmes ? L’existence qui ne cesse de trébucher sous les « coups du sort », la mort qui embrasse décidément trop la vie pour laisser les êtres respirer à pleins poumons…
À travers cet écrit, Vallotton semble souligner combien, à ses yeux, nos forces sont maigres pour résister aux assauts funestes du destin et jette un voile noir sur nos tentatives pour nous éloigner des allées du cimetière.
La Vie meurtrière
Félix VALLOTTON
Phébus, coll. « Libretto »
2009
208 pages
L’ouvrage comporte sept dessins de l’auteur.
Roman écrit entre 1907 et 1908 et publié de manière posthume en 1927.
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