6 min de lectureOù est passé Émile ?

Ce matin-là, je ne retrouvai d’Émile qu’un pull gris et une de ses chaussettes noires à pois blancs. Je traversais le porche de l’immeuble tous les lundis matin vers 8h15 et, à chaque fois, je voyais Émile encore emmitouflé dans son sac de couchage. Ensuite il disparaissait pour toute la semaine et je le retrouvais là le vendredi soir. Il s’installait alors pour le week-end. Tout le monde, dans le quartier, connaissait Émile et ses habitudes de fin de semaine. Et personne n’aurait osé lui contester sa place.
Émile avait son coin : il ne gênait personne, sa discrétion étant une de ses qualités d’« habitant » non officiel. Et même lorsqu’il lui arrivait de boire un coup de trop, son ivresse était silencieuse.
J’habitais dans cet immeuble lyonnais depuis quatre ans et, depuis lors, j’avais toujours vu Émile. Au début, repérant mon odeur tabagique, il m’interpellait parfois :

– T’as pas une clope ?

J’étais passée depuis peu à la cigarette électronique ; Émile n’avait donc malheureusement plus grand-chose à me demander. Il en conclut à juste titre que cette invention n’était pas destinée aux vagabonds.

Que pourrais-je dire d’Émile ? Qu’il était âgé de soixante-dix ans environ et qu’il avait été menuisier. Je compris, au fil de quelques confidences, qu’il avait subi une lente érosion : perte d’un enfant, abandon d’une femme, réduction des commandes… De ces drames et renoncements qui tuent vos désirs et annihilent toute ambition, aussi ténue soit-elle. Alors Émile avait tout largué !
En revanche, il n’avait pas la volonté de mourir avant l’heure hasardeuse qui serait la sienne. Il me l’avait déclaré un jour :

– J’attends et, en attendant, je savoure…

Mais quoi ? Émile avait su repérer les moments salutaires, les lieux apaisés de la ville. Il connaissait l’heure matinale à laquelle celle-ci sentait encore bon, comme si elle s’était refait une beauté pendant la nuit. Avant que la puanteur ne réinvestisse les lieux, il s’asseyait sur un banc au bord des quais du Rhône : il contemplait les reflets du soleil sur le fleuve tout en admirant le ballet des cygnes ; il s’amusait aussi à regarder les moineaux faire leur toilette dans les flaques d’eau les lendemains de pluie. J’aimais les yeux d’Émile, d’un vert de chat, qui me rappelaient ceux de mon arrière-grand-mère. Mais tandis que, chez elle, le vert avait été terni par la mort d’un de ses fils pendant la guerre, chez Émile celui-ci restait vif. Une irréductible lueur de curiosité animait son regard. Émile était revenu de tout, mais n’était lassé de rien.

– Que faites-vous du lundi au vendredi ? lui demandai-je un dimanche en fin d’après-midi.
– Je marche, m’avait-il répondu.

Émile, arpenteur de la ville. Le lundi, il s’attardait souvent à l’abbaye d’Ainay, le mardi il parcourait les quais du Rhône. Le mercredi, certains l’avaient vu sur la colline de Fourvière, d’autres dans un square de la Croix-Rousse. Le jeudi, il faisait une halte dans le jardin du palais Saint-Pierre ou il se rendait place Sathonay, située non loin de là. Personne ne cachait le soleil d’Émile. Mais, pour l’heure, il avait disparu…

Toute la semaine, je le cherchai, interrogeant les commerçants et les voisins. Je refis son trajet coutumier du lundi matin. Le bistrot, tout d’abord, où il prenait un café en partant tôt dans la matinée. « Pas passé. » La boulangère, que je sentais démangée par son envie de me dire « et avec ça ? » comme elle le faisait quotidiennement une fois que j’avais désigné le pain de mon choix, me répondit qu’elle n’avait « rien vu, rien entendu ». Et ainsi de suite. Personne n’avait vu Émile. Mais où était-il donc ?

J’avais traversé nombre de ses lieux de prédilection et j’avais apprécié cette façon de regarder la ville : des bancs désertés, des cours paisibles, des jardins odorants… Grâce à lui, j’eus le sentiment de découvrir la beauté et le charme de notre cité : lever la tête pour admirer les sculptures des façades, pénétrer dans les cours d’immeuble, s’asseoir longuement sur un banc ici ou là… Mais pas d’Émile au bout de cette marche.
J’avais tout imaginé : Émile au bout du rouleau se jetant dans le Rhône ou la Saône, Émile foudroyé par le terrible orage qui s’était déchaîné la veille, Émile ayant trop bu et s’étant étouffé dans son vomi dans la ruelle Punaise de Saint-Jean, Émile terrassé par un arrêt cardiaque ou un AVC, ou, pire encore, assassiné par quelque dément dans une allée sombre de la gare. Arrivée bredouille le vendredi soir et accablée par le tourbillon de ces scénarios macabres, je m’assis sous le porche, à l’endroit même où il installait d’ordinaire son campement du week-end. Regardant alentour, je constatai que la porte de la remise était légèrement entrebâillée.
Tel Cratès, il en avait crocheté la serrure. Rejointe par d’autres habitants de notre immeuble, je retrouvai Émile tranquillement allongé sur un matelas, un vrai matelas. Il n’avait pas eu le cœur de se lever, « c’était trop confortable ». Il faut dire que, le week-end précédent, nous avions entreposé là des affaires dont nous n’avions plus l’usage en vue d’un prochain vide grenier du quartier. Émile avait repéré le fameux matelas ! Nous voyant tous penchés au-dessus de lui, il esquissa un petit sourire et m’adressa un furtif clin d’œil. Je me contentai de dire :

– Nous nous sommes inquiétés…
– Allez ! déclara-t-il en se relevant, comme une injonction pour nous tous.

Il fallait désormais reprendre le cours de notre marche. Oui, il le fallait, mais en n’oubliant pas de s’arrêter en chemin, de lever la tête pour tenter de regarder par-delà les murs.


Résumé

Une nouvelle qui nous convie à la recherche d’Émile, un vagabond doté d’une force d’âme attachante. Son itinéraire nous amène à arpenter la ville de Lyon, à porter un regard attentif à des lieux que nous traversons parfois sans réellement les voir.

Abstract

This is a short story that invites us to search for Émile, a vagabond with an endearing strength of soul. His route leads us to walk the city of Lyon, to take a careful look at places that we sometimes cross without really seeing them.

Parution

Alkemie, n°26 - L'âme

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