« J’ai eu la chance de n’être déporté à Auschwitz qu’en 1944 ». Première phrase de cet écrit saisissant de Primo Levi concernant l’holocauste. « La chance »… ce terme a de quoi dérouter eu égard à l’horreur qui transpire de cet autre terme « holocauste ». Mais l’on comprend vite au fil des pages : P. Levi nous parle de sur-vie au jour le jour, d’êtres rongés par les griffes de l’arrogante Faucheuse nazie, réduits à n’être que des pantins désarticulés et grimaçants par les humiliations, les coups quasi-incessants, par la faim tenaillante et la mort tapie dans l’ombre. Alors la voilà « la chance » : celle de n’avoir été déporté qu’en 1944 à l’âge de 24 ans. Si c’est un homme n’est pas un ouvrage tardif, au contraire P. Levi a éprouvé le besoin de l’écrire dès son retour de captivité, tant il était habité par ces souvenirs crépusculaires.
Cet écrit ne peut manquer de faire passer plus d’une mauvaise nuit, tant il nous plonge dans les ténèbres de l’innommable. Il est d’autant plus terrible qu’il est dénué de tout jugement et de toute expression de haine. Il relate les faits dans leur horreur froide, dans leur insolente crudité. Car, comme l’auteur le dit lui-même, il préfère que ses pensées soient guidées par la raison, plutôt que par la haine « sentiment bestial et grossier ». Aussi est-ce la vie au jour le jour – plutôt la mort injectée sans relâche – qui nous est relatée, avec son cortège de tortures, de souffrances et d’humiliations perpétuelles. Le quotidien dans le Lager, cette brisure interne de l’individu calculée minutieusement. Le quotidien, ce lieu de déchéance où il ne reste à chacun comme possibilité de survie que le combat pour le dérisoire : quelques miettes de pain en plus, un bout de chiffon pour panser les pieds meurtris… Des êtres détruits, ramenés à la condition de fantômes. « Détruire un homme est difficile, presque autant que le créer : cela n’a été ni aisé ni rapide, mais vous y êtes arrivés, Allemands. Nous voici dociles devant vous, vous n’avez plus rien à craindre de nous : ni les actes de révolte, ni les paroles de défi, ni même un regard qui vous juge. »
Un livre qui doit être lu pour tenter de s’approcher un tant soit peu de ce règne de la destruction méthodiquement calculée. « On a inventé au cours des siècles des morts plus cruelles, mais aucune n’a jamais été aussi lourde de haine et de mépris. » Cette haine et ce mépris lovés dans ces morts cauchemardesques ne peuvent manquer de nous convaincre qu’il faut savoir passer un certain nombre de mauvaises nuits. Pour eux, pour leur mémoire. Pour nous, pour notre dignité.
Écrivain italien, Primo Levi, né en 1920, s’est suicidé le 11 avril 1987 après avoir écrit une douzaine d’ouvrages, dont notamment La trêve (Grasset, 1963) et Les naufragés et les rescapés : quarante ans après Auschwitz (Gallimard, 1986).
Si c’est un homme
Primo LEVI
Traduit de l’italien par Martine Schruoffeneger
Pocket / Julliard
1988
Parutions
- Revue L’Aleph, « De Mémoire… », n°5-6, novembre 2000.
Cet article et le contexte politique actuel m’ont redonné l’envie de relire ce livre étudié à l’université dans le contexte de l’étude d’un autre livre » the handmaid’s tale » de Margaret Atwood qui décrit une dictature imaginaire.
Merci pour ce commentaire. Je ne connais pas ce livre de Margaret Atwood. Les présentations que j’ai lues suite à cette référence me donnent envie de le découvrir. Je le lirai donc sans doute prochainement.