Entretien avec Éric Baratay, historien

Éric Baratay est historien et professeur d’histoire contemporaine à l’Université Jean Moulin Lyon 3. Il est membre du Laboratoire de Recherche Historique Rhône-Alpes (LARHRA) et membre senior de l’Institut Universitaire de France (IUF) depuis 2017. Spécialiste de l’histoire des relations des animaux avec les hommes et, plus largement, de l’histoire de la condition animale, Éric Baratay a reçu en 2014 le Prix Jacques Lacroix de l’Académie Française pour son livre Bêtes des tranchées. Des vécus oubliés, paru en 2013. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Le Point de vue animal. Une autre version de l’histoire (2012), Biographies animales. Des vies retrouvées (2017) et, plus récemment, Cultures félines (XVIIIe-XXIe). Les chats créent leur histoire (2021).


 

« L’objectif, finalement, c’est de tordre le langage, l’écriture pour étonner, perturber le lecteur et ainsi le rapprocher de la spécificité et de la singularité de l’animal en question. »

 

Vous vous inscrivez dans un temps long de la réflexion, puisque, dès votre thèse, vous vous êtes intéressé à la question animale, spécifiquement à la relation entre l’Église et l’animal [1]. Comment expliciteriez-vous l’évolution de votre cheminement de pensée ? Je songe en particulier au moment où vous avez considéré qu’il était important de réfléchir au niveau de l’individu animal et pas seulement des groupes d’animaux. Sentiez-vous que vous aviez atteint une limite ? Ou bien la confrontation avec certaines sources (documents, œuvres littéraires…) vous a-t-elle amené à oser adopter une autre forme d’approche ?
Effectivement, nous vivons des ruptures dans les carrières. J’ai commencé la mienne, non pas au hasard, mais sous l’injonction d’un « ordre divin », j’aime bien dire cela pour plaisanter, puisque c’était un 15 août. J’étais allongé dans le hamac de la maison de campagne de mes parents, je cherchais un sujet de thèse et l’idée est tombée sur moi d’un coup : travailler sur les animaux. La légende dorée d’Éric Baratay précise qu’il a alors vu descendre une colombe, mais on n’est pas obligé de la croire ! C’était en 1985, je sortais de l’agrégation, je ne connaissais absolument pas le livre de Robert Delort [2] qui venait de paraître en 1984. C’est venu comme cela, conciliant deux passions : l’histoire et les animaux. Ma thèse a donc porté sur l’Église et l’animal, XVIIe-XXe siècle. Elle appartenait à ce que j’appelle maintenant « l’histoire humaine des animaux » : comment des humains se représentent, pensent, utilisent et traitent les animaux. J’ai travaillé vingt ans selon cette approche, en fait comme tout le monde. C’est vers 2005-2007 que je me suis dit qu’il y avait un problème. On commençait à savoir beaucoup de choses côté humain, mais on ne savait quasiment rien côté animal. Cela s’est instillé en moi à la suite de la publication du livre Et l’homme créa l’animal [3], qui présentait une histoire de la condition animale, des origines à nos jours. C’était une synthèse, du côté humain, pour laquelle j’avais lu énormément de travaux, ce qui m’a permis de faire un bilan et ce constat. Or, si on travaille sur la relation entre les hommes et les animaux et si on veut bien comprendre cette relation, on ne peut pas s’en tenir à la connaissance d’un seul versant. Et quand on se plonge dans les sources, on voit bien que les humains de telle ou telle époque faisaient attention aux animaux, évidemment pas tous les humains, mais un bon nombre pour ajuster leur comportement en fonction.

Je me suis donc dit que c’était ce qu’il fallait faire : déceler ce qui se passait du côté des animaux pour mieux comprendre les relations. Et je suis parti, fin des années 2000, dans cette histoire inversée que j’appelle maintenant « l’histoire animale des animaux » en prenant le point de vue animal. Et c’est en travaillant selon ce point de vue animal que j’ai effectivement vu, comme vous le disiez, que des sources permettaient d’aborder la question individuelle. D’ailleurs, j’avais proposé, dans Le Point de vue animal [4], deux biographies, celle de la girafe de Charles X et celle du taureau Islero, mais l’éditrice de l’époque, qui était pourtant très favorable aux animaux et qui avait accepté avec intelligence et hardiesse cette histoire du côté animal, alors que ce n’était pas du tout évident à l’époque, s’y est opposée, en particulier au texte concernant Islero. Elle considérait qu’on ne pouvait pas écrire comme cela, que c’était impubliable. Donc j’ai enlevé les deux biographies en me disant que je ferais un livre de biographies après. Mais les deux approches, collective et individuelle, sont bien venues en même temps, parce qu’effectivement les sources le permettaient. La plupart d’entre elles focalisent sur les groupes, mais il existe quand même des sources traitant des individus. Cependant, il est vrai que le niveau d’étude est celui du groupe dans Le Point de vue animal, comme dans les Bêtes des tranchées [5], un livre qui élargissait à l’international l’un des exemples historiques étudiés. Il reste que j’avais testé la possibilité de faire des biographies. D’ailleurs, en ces années 2000-2010, l’époque était, aussi bien en philosophie qu’en éthologie, à la découverte des individus. Des éthologues se persuadaient alors que la bonne échelle d’observation n’est pas l’espèce mais l’individu, parce que c’est à ce niveau qu’on aperçoit les différences de tempérament, de comportement, les stratégies sociales, les adaptations, etc., c’est là que la richesse animale se montre, alors que le niveau de l’espèce favorise des conceptions beaucoup plus réductionnistes des animaux.

En fait, la grande rupture, n’a pas été de passer du groupe à l’individu, mais du côté humain au côté animal. Cela a été un moyen de me renouveler parce qu’un chercheur a régulièrement besoin de le faire pour ne pas penser en rond. Après la sortie de Et l’homme créa l’animal en 2003, j’ai eu cette impression de tourner en rond. Pendant trois ou quatre ans, je n’ai plus su quoi faire, si ce n’est des approches ponctuelles sur tel ou tel aspect, artistique, scientifique ou social.

En adoptant le point de vue animal, vous avez eu une position, sinon dissidente, du moins profondément novatrice au sein des sciences humaines qui étaient centrées sur le regard humain. Quelles principales réticences avez-vous rencontrées au départ et rencontrez-vous peut-être encore, malgré l’évolution des mentalités depuis une quinzaine d’années ?
Il y avait une réticence des sciences humaines, qui était due à deux aspects. D’abord le tournant linguistique venu des États-Unis dans les années 1980, pour qui les discours, les textes ne permettaient pas d’atteindre la réalité des choses. Le paravent installé par le discours humain étant trop épais, il n’est possible d’étudier que ce discours, pas la réalité. S’est rajouté là-dessus, à partir des années 1980-1990, en histoire, en anthropologie, en sociologie, le succès des approches et des lectures culturelles. Au départ, les fondateurs, comme Alain Corbin, faisaient le va-et-vient entre représentations, discours et réalité des choses pour voir leurs ajustements réciproques. Mais, petit à petit, cette manière a rejoint le tournant linguistique et nombre de ses partisans ont restreint leur étude à celle des discours et des représentations véhiculées par eux, sans confronter ces représentations aux réalités, se contentant même de parler de « fantasmes » pour expliquer ces représentations, ce qui n’explicite rien. Lorsque j’ai proposé l’idée du point de vue animal, les objections ont été celles-ci, en me faisant comprendre que j’étais un beau naïf de croire pouvoir aller des discours humains aux réalités animales, impossibles à atteindre. Alors que je montrais précisément qu’il y avait des entrelacements entre discours, représentations et réalités.

Une autre objection à l’entreprise venait de sa mise en avant du vécu et du sort des animaux. Or, la production des sciences humaines, depuis ses débuts dans les années 1980, étudiait bien ce que font les hommes des animaux mais se dispensait, voire refusait de s’interroger sur le vécu des seconds. Ainsi, les travaux sur la chasse, la corrida, l’abattage, la guerre, etc., occultaient, et occultent encore dans leur grande majorité, notamment en anthropologie ou en sociologie, le versant animal, se contentant d’énumérer les utilisations ou d’enregistrer les arguments des protagonistes humains. En grande partie, pour ne pas remettre en cause ces pratiques, pour ne pas se fâcher avec les acteurs humains et s’empêcher un terrain, voire pour les légitimer. Aussi en raison d’une idée philosophico-scientifique considérant que, de toute façon, il n’y avait qu’un acteur, l’humain, dans la relation humano-animale et que l’animal n’était qu’un élément passif. Donc qu’aller chercher de son côté ? Rien ! D’autant que cela semblait conforté par une autre idée, très forte au XXe siècle parmi les éthologues de l’école béhavioriste ou de l’éthologie classique, résumant les comportements à des essais-erreurs pour les premiers, des instincts biologiques pour les seconds. Il y avait donc une sorte de corset intellectuel qui faisait qu’on ne voyait pas pourquoi aller voir du côté des animaux, soit parce qu’on n’en avait pas envie, soit parce qu’on était certain de ne rien trouver. C’est peut-être là l’intérêt de l’histoire et des historiens : la confrontation aux sources et aux aspects concrets leur permet de donner plus facilement la priorité aux faits plutôt qu’aux concepts ou aux présupposés théoriques, en fait souvent mêlés à des idées reçues. Dire à un historien plongé dans les textes de telle ou telle époque, écrits par des (pas tous) humains observant assez souvent et assez bien les animaux, que ces derniers ne sont pas des acteurs, mais des éléments sans action et guère de réactions, cela ne peut pas marcher.

Les réticences ont été relativement fortes en 2012 à la sortie du Point de vue animal. Mais je dirais, en comparaison, qu’elles l’ont été moins que dans les années 1980 et 1990, où parler d’histoire des animaux, et à l’époque seulement d’histoire humaine des animaux, déclenchait l’hilarité. Je me rappelle les sourires narquois de la part de jeunes doctorants de mon âge ou de chercheurs patentés. On me disait que je travaillais sur les mémères à chiens, sur la SPA. Ce qui me fait sourire maintenant, à mon tour, c’est que les mêmes me confient que j’ai de la chance d’avoir un sujet à la mode. Je leur réponds qu’il y a quarante ans, ils n’auraient jamais choisi un tel sujet de thèse parce qu’il n’était pas en vogue et qu’il était bien trop risqué scientifiquement et universitairement. Je l’ai adopté sans réfléchir à cela, alors que nombre de jeunes chercheurs choisissent leur sujet de thèse en fonction de stratégies de carrière, de pourcentages supposés de chance d’accéder à un poste grâce à tel ou tel réseau scientifique bien constitué, de facilité d’exécution grâce à des thèmes déjà bien balisés, toutes choses auxquelles je n’avais strictement pas pensé, heureusement pour moi. En 2012, il y a évidemment eu des réticences. Je me souviens d’un congrès organisé par l’OIE, l’Office international des épizooties, où j’avais présenté mon travail et où il y avait abondance de vétérinaires qui avaient levé les bras au ciel en m’accusant d’anthropomorphisme. La plupart étaient des vétérinaires à la retraite qui avaient fait leurs études dans les années 1950-1960 et pour qui les animaux n’étaient que des machines biologiques. Cependant, des gens comprenaient bien car l’idée du point de vue animal était là, immergée, cachée. Le problème était que beaucoup ne voyaient pas comment faire concrètement.

Pour un historien, comment procéder pour passer du côté des animaux ? Cela a d’abord obligé à prendre en charge la médecine vétérinaire, la physiologie, l’éthologie, maintenant la génétique. J’avais peut-être un petit avantage : je n’ai pas fait d’études littéraires dans le secondaire, mais un bac E, scientifique et technique, préparant alors aux écoles d’ingénieurs, m’obligeant à me confronter aux mathématiques, à la physique, à la chimie, à la mécanique. Ce qui fait qu’aller du côté des sciences dites dures ou de la vie ne m’a pas rebuté, alors que je me suis rendu compte que ce n’était pas le cas pour beaucoup de collègues en sciences humaines, souvent de formation plus littéraire, n’ayant souvent guère aimé les sciences au lycée. Cela bloque aussi dans l’autre sens, chez les collègues des sciences de la vie, pour qui travailler avec des disciplines perçues comme littéraires, au sens large, ne va pas de soi pour les mêmes raisons, inversées. Pour ma part, je me suis mis là-dedans sans trop réfléchir, pensant que c’était possible. Alors que l’éditrice, qui avait bien voulu signer le contrat préalable pour Le Point de vue animal, était à peu près certaine qu’elle ne verrait jamais rien aboutir. En fait, je me suis mis dans cette perspective comme en 1985 avec ma thèse. On était alors côté histoire humaine des animaux, mais il n’y avait guère de travaux à part le livre de Robert Delort. Je me suis mis dedans, voilà. Il est vrai qu’en histoire, avec les documents, on aborde tout de suite les aspects très concrets : par exemple la présence des animaux dans les églises, qu’on accepte ou qu’on chasse. L’histoire n’est pas une science humaine où l’on pense d’abord par les concepts ; on pense avant tout par les documents, ce qui est très différent. C’est très matériel finalement et cela empêche de s’arrêter rapidement en se disant que ça ne va pas être possible, comme en d’autres sciences humaines où l’on peut vite achopper sur les concepts et les méthodes à employer. C’est un atout en histoire ; si les documents évoquent un phénomène, il n’y a pas de raison de ne pas l’étudier. Dans d’autres disciplines, ce ne sont pas les documents et les témoignages qu’on regarde d’abord, c’est l’outillage. Avec quel concept vais-je aborder cela ? Je n’en ai pas, ce n’est donc pas possible. Avec quelle méthode ? Il n’y en a pas. Les historiens, du moins moi, ne se posent pas la question ainsi. Quitte, ensuite, à aller picorer les méthodes et les concepts ailleurs.

S’agissant des réticences actuelles, je n’en rencontre plus beaucoup ou alors plus masquées qu’autrefois. Le plus souvent, il s’agit de collègues qui n’ont pas envie de se mettre dans le point de vue animal parce qu’ils ne souhaitent fréquenter d’autres disciplines, faire du croisement interdisciplinaire, parce qu’ils préfèrent enquêter uniquement selon leur discipline, leur méthodologie, qu’ils n’ont pas envie d’en sortir, c’est un droit que je ne conteste pas. C’est la raison la plus commune parce qu’en plus de dix ans, depuis Le Point de vue animal, on a publié des monographies, des ouvrages collectifs et des articles qui confirment que cette approche est possible et qu’elle apporte de nombreux et beaux résultats. Donc on ne peut plus nous dire que ce n’est pas faisable. Il s’agit plus maintenant d’une question d’intérêt. À l’inverse, pour ceux qui ont l’envie, c’est souvent un bon moyen de renouveler leurs thèmes et leurs approches. Les historiens qui participent à la série récente de volumes collectifs [6] ont bien ce sentiment en travaillant avec des vétérinaires, des éthologues, des écologues. Inversement, ces derniers sont étonnés de découvrir des aspects qu’ils ne connaissaient pas, qu’ils n’avaient pas envisagés, ou qu’ils abordaient d’une autre manière.

Maintenant, il y a toujours des gens qui demandent avec scepticisme comment faire pour déceler un point de vue animal avec des documents humains, donc anthropocentrés. Je leur réponds que les historiens savent pallier ce genre de biais. Lorsqu’ils abordent l’histoire des paysans au Moyen Âge, il n’y a aucun document écrit par des paysans. Que fait-on ? On passe par des écrits d’autres classes sociales, des juges, des magistrats, des huissiers… Les historiens savent bien faire. On n’atteint sans doute qu’une petite partie du vécu des paysans, mais c’est toujours mieux que rien. Et lorsque les historiens abordent l’histoire des femmes dans l’Antiquité grecque, tous leurs documents ont été écrits par des hommes. On se débrouille avec cela. Pour les animaux, le biais ne concerne pas les classes sociales ou les sexes mais les espèces. La barrière est plus forte, évidemment, la difficulté plus grande, mais les perspectives et les problèmes sont analogues. Et les historiens apprennent à faire avec, à lire entre les lignes, à détecter les indices, à contourner les obstacles. De même, ils apprennent à chercher d’autres documents si c’est possible. Dans un autre domaine, cela avait été le cas de Nathan Wachtel lorsqu’il a publié La Vision des vaincus en 1971, qui racontait la conquête de l’Amérique du côté des Indiens, en étudiant les quelques textes écrits par eux, que peu de gens consultaient jusqu’alors, n’utilisant souvent que ceux des Espagnols. De même, il faut chercher maintenant des documents « animaux » : ossements, traces et surtout les ADN qui seront la source historique de l’avenir, pour les humains aussi. Dans tous les cas et de cette manière, que sait-on vraiment des Indiens lors de cette conquête, des paysans du Moyen Âge, des femmes grecques ? Sans doute relativement peu, peut-être 40 % des choses, mais c’est toujours mieux que rien. S’agissant des animaux, on atteint évidemment moins, peut-être 20 % des choses, mais cela permet quand même de mieux voir, de mieux réaliser. Et, par effet retour, cela permet de mieux comprendre les humains.

Pour tendre vers le point de vue animal, vous avez rédigé dans vos Biographies [7] un texte au style haletant (écriture saccadée pour figurer la rapidité des perceptions, porter attention aux sensations et aux émotions) et s’appuyant sur une mise en forme originale (texte intercalé, distinction graphique des approches). De la sorte, vous avez créé une ligne d’expression parallèle à même de restituer l’existence, retracer les ressentis et montrer la singularité de chaque individu animal auquel vous vous êtes intéressé. La lecture en est non seulement éclairante et prenante, mais aussi émouvante, voire très éprouvante. Pour avoir lu, par exemple, le Voyage avec un âne dans les Cévennes de Robert Louis Stevenson, j’ai été frappée par le contraste entre son texte et la restitution que vous faites du parcours accablant et très rude de Modestine. Quelles répercussions ce travail d’écriture effectué du côté de l’animal a-t-il eues sur vous ?
Ce travail d’écriture, je l’ai fait dès Le Point de vue animal, car je réécrivais dix fois les mêmes phrases. Dès qu’on se met à écrire, on se met du côté humain, sans même le réaliser et le voir immédiatement. Parce que c’est notre manière de faire. Donc je devais sans cesse réécrire pour bien me mettre du côté des animaux et bien les placer au premier plan. J’ai eu à employer des formules qui peuvent paraître lourdes. Par exemple, « l’animal se sent touché », « se voit approché », plutôt que « l’animal est approché ». Si l’animal est approché, c’est l’homme qui s’approche, c’est lui qui est acteur, on se place sur le versant humain. Et en rédigeant les deux biographies initiales, notamment celle d’Islero, je me suis dit qu’il fallait aller plus loin dans ce travail d’écriture. Il est vrai que je suis sensible à cela. J’ai toujours aimé les écrivains inventifs sur ce plan – Proust, Céline, Virginia Woolf, Faulkner, Claude Simon… –, parce que je pense qu’en littérature, l’écriture, la manière de dire, est plus importante que l’histoire elle-même. J’avais aussi l’idée qu’une écriture trop classique, non « déformée », trop humaine, si l’on peut dire, car toute écriture est évidemment humaine, limiterait le passage du côté de l’animal, notamment pour les individus. Pour les groupes d’animaux, il est déjà nécessaire de changer les manières ; pour les individus, cela me paraît encore plus important pour approcher, dire et faire réaliser leur singularité. Ainsi, pour le taureau Islero et sa corrida d’un quart d’heure, on peut adopter une écriture classique, je l’ai fait pour un article, mais cela n’a pas le même rendu et le même écho chez le lecteur. Car l’objectif, finalement, c’est de tordre le langage, l’écriture pour étonner, perturber le lecteur et ainsi le rapprocher de la spécificité et de la singularité de l’animal en question. C’est factice, évidemment, je ne parle pas taureau, je ne serai jamais taureau, mais l’idée, c’est de troubler, de déranger le lecteur pour qu’il tende plus du côté animal, qu’il se sente plus de ce côté. C’est un artifice d’écriture, mais qui peut fonctionner. Pour Islero, beaucoup de gens m’ont dit : « Je me suis senti taureau ». C’est une manière de faciliter l’approche.

Et cette écriture du côté de l’animal donne des portraits auxquels, bien souvent, on ne s’attendait pas. Vous parliez de Modestine. Stevenson a écrit deux textes : un journal quotidien puis, à partir de celui-ci, le Voyage avec un âne dans les Cévennes. Ce dernier est assez aseptisé en ce qui concerne l’ânesse parce que l’écrivain craignait que son livre soit mal accueilli par des lecteurs anglais déjà sensibles, dans la bourgeoisie, l’aristocratie, à la condition animale. Il le savait et il a modifié plein de choses, par exemple n’avouant que deux jours de repos obligatoire pour Modestine à la fin du Voyage alors qu’il s’agit de… deux mois dans le journal ! Il n’empêche qu’en croisant et en contrôlant ces deux textes, on décèle plein de choses du côté animal et cela donne un portrait bien différent de l’apparent portrait stevensonien, resté côté humain. Parce que se mettre du côté animal oblige à se poser plein de questions, du genre : à tel moment, tel endroit, qu’est-ce que ça veut dire pour elle lorsqu’il y a du vent, des oiseaux, de la pluie, des animaux ou des gens passant ? Comment perçoit-t-elle et ressent-elle tout cela ? Lorsqu’ils sont dans les gorges de l’Allier et qu’un train passe à proximité, qu’est-ce que cela veut dire pour elle qui n’a jamais vu de train, puisqu’elle est issue d’un pays d’Auvergne où il n’y en avait encore pas ? Donc cette machine qui passe, j’ai essayé de la décrire seulement par les bruits et sans dire que c’était un train, pour tendre vers ce qu’a pu ressentir Modestine. D’ailleurs, au moment de la fabrication du livre, l’éditrice m’a demandé ce qu’était cette affaire et m’a dit qu’il fallait le préciser. Je lui ai répondu qu’il ne le fallait pas pour que le lecteur soit dans la même position d’étrangeté que Modestine : « Qu’est-ce que c’est que cela ? » Ce sont des artifices d’écriture et de lecture qui poussent un peu plus le lecteur vers l’animal. J’insiste : il s’agit d’artifices car certains m’ont dit : « Mais avec l’écriture, on ne peut pas sortir de l’humain, on ne peut pas être taureau… » Or, il n’a jamais été question de sortir de l’humain, je ne suis qu’un humain. C’est un artifice d’écriture pour tendre vers, mais aussi pour essayer d’être plus attentif. Car cette écriture a un intérêt scientifique. Elle oblige à se poser une pluralité de questions et à faire attention à de nombreuses choses pour être bien du côté de l’animal. Pour Modestine, Stevenson donne beaucoup d’indications sur le ciel, le temps, le vent, les rencontres, etc. J’ai aussi recouru aux guides Joanne de la Haute-Loire, de la Lozère, en relevant les indications sur les cultures, les villages, pour déduire les odeurs, les bruits, etc. Ces informations, auxquelles on ne ferait pas attention, deviennent fondamentales du côté animal. Pour Modestine, qu’il pleuve, qu’il vente froid du Nord ou chaud du Sud, ou sur un côté, ce qui la déstabilisait en raison de sa lourde charge, ce n’était pas innocent. Donc,
scientifiquement, cela oblige à regarder les choses d’une autre manière. C’est un excellent outil d’investigation. Et chercher des tournures, des expressions, des mots différents permet aussi de mieux se focaliser sur l’animal et de mieux questionner en effet retour.

J’ai essayé d’aller plus loin avec le livre sur les chats [8] pour lequel j’ai tenté d’inventer des mots, ce que je n’avais pas fait dans Biographies. L’idée était d’insister grâce à eux sur les particularités du chat. Ainsi, j’aurais pu écrire « il respire, il ressent les odeurs », mais ce sont des termes abstraits, généraux. En écrivant, « il palpinarine », on voit l’animal bouger son corps et faire deux choses en même temps. Cela répond aussi à un aspect philosophique sous-jacent. Lorsqu’un animal – mais les humains aussi – ressent une émotion, il le fait à la fois psychologiquement et corporellement. Donc écrire « palpinariner » plutôt que « respirer », « coussiner » plutôt que « toucher », « agriffer » plutôt qu’« attraper », c’est un moyen de mieux souligner la spécificité du chat en tant qu’espèce et de suggérer que l’action est une disposition psychologique et corporelle. Cette idée m’est venue à la lecture de la littérature ancienne, comme la chanson de Roland et l’épopée de Gilgamesh, où l’on emploie des termes concrets, par exemple « la pesance » pour dire la lourdeur, « bouger ses pieds » pour dire que l’on marche… C’est là que je me suis aperçu à quel point notre vocabulaire est abstrait avec des mots, notamment des verbes, qui n’indiquent pas la réalité entière, qui réduisent l’action à un état mental. Cela a été développé à partir du XVIIe siècle, avec le rationalisme, le cartésianisme et son « Je pense donc je suis », qui réduit l’être à l’esprit, qui souhaite tirer les humains au niveau des anges, des esprits sans corps, alors que l’ancienne littérature, les anciennes expressions montrent qu’on liait action et corps. J’ai eu une autre idée au contact de l’écriture et de la littérature chinoises dont les caractères, par la manière de les tracer, pas seulement par le signe véhiculé, suggèrent matériellement le mouvement, l’émotion. J’ai donc essayé des jeux typographiques, en variant la grosseur et disposition des lettres, pour concrétiser, amplifier, faire vivre le mouvement dit par le mot, par exemple lorsqu’il s’agit de bondir ou de crier ou d’arrondir le dos. Cela vaut ce que ça vaut car les langues occidentales, aux mots découpés en lettres, sont moins disposées à cela que la langue chinoise. Et les lecteurs occidentaux sont très peu habitués. Mais c’était un moyen de les interpeller, de leur suggérer visuellement l’animal en train de faire et de le faire ressentir.

À travers le cas des chats, vous montrez que les animaux ont modifié leurs attitudes en s’attachant à interpréter les nôtres, qu’il y a une dynamique incessante entre les uns et les autres. Vous mettez ainsi en évidence la forte plasticité comportementale des animaux dans le temps et l’espace. Ils ont leur culture, donc leur histoire, fruit de leur personnalité, de leur adaptation à leur environnement (conditions écologiques, interactions avec les humains et les autres animaux). Dans la poursuite de cette construction d’une histoire éthologique et d’une éthologie historique, sachant, comme vous l’écrivez, reconnaître aux animaux « un statut de sujet et d’acteur agissant, influençant les humains [9] », qu’envisagez-vous de proposer dans un prochain ouvrage ?
J’ai deux programmes pour les cinq ans à venir, ceux de mon second mandat à l’Institut Universitaire de France. Le premier, en cours, consiste à amplifier ce que j’ai fait avec les chats en l’étendant à d’autres espèces et en l’abordant d’une manière collective. L’idée d’une histoire des comportements parmi telle ou telle espèce est encore provocatrice auprès des éthologues qui, très souvent, n’ont pas en tête la perspective historique. Ce n’est pas un reproche, c’est un constat. Ils ont acquis maintenant une perspective spatiale en ayant vu et montré que des individus ou des groupes d’une espèce donnée se comportent différemment d’un endroit à l’autre. Les éthologues parlent maintenant sans problème de cultures animales. Mais l’idée que des variations semblables existent aussi dans le temps n’est pas encore à l’ordre du jour. À la fois parce que les éthologues ne se sont que récemment libérés d’écoles qui soutenaient que les comportements étaient toujours les mêmes, dans l’espace et le temps, qu’on pouvait même définir une espèce avec ce comportement intemporel. Et parce qu’ils ne connaissent pas et ne savent pas manier les documents historiques et n’ont donc pas d’instrument pour enquêter dans le passé. À tel point que, lorsque l’école éthologique hongroise, sans doute la plus remarquable, est arrivée à cette notion de temps, il y a quelques années, elle n’a pas pensé travailler le passé mais a lancé un programme sur plusieurs décennies à venir pour filmer des chiens et constituer ainsi une base de données destinée à traquer des changements de comportement. Leur bonne intuition d’une dimension temporelle ne pouvait être testée que dans l’avenir. Ils ne voyaient pas comment faire avec le passé, n’y ont même pas pensé. Là, peut et doit intervenir l’historien, qui trouve des documents historiques avec lesquels déceler et montrer des variations comportementales. Pour cela, il faut surmonter le réflexe pavlovien des éthologues, dont la première et instinctive tendance est de juger les sources historiques comme des « racontars » pleins d’anthropomorphisme, donc sans intérêt. C’est aussi pour cette raison qu’ils ne pensent pas à consulter les documents historiques. Les rares à le faire, comme Michel kreutzer, montrent bien tout l’intérêt de la démarche. Ceux qui acceptent maintenant d’écouter les historiens sont étonnés de ce que cela peut apporter et sont vite passionnés. Le programme consiste donc à étendre l’entreprise aux éléphants, aux chiens, aux chevaux, et de montrer qu’il existe une histoire génétique, physiologique, comportementale de ces animaux, avec des variations à établir dans le temps et dans l’espace. Le tout en faisant travailler ensemble les spécialistes des sciences de la vie et ceux des sciences dites humaines. De manière à sortir d’idées trop répandues chez les éthologues. Par exemple que le comportement des chiens serait le même depuis la domestication. Entre cet événement fondateur et notre époque, il n’y aurait rien eu. Pourtant, ils pointent du doigt de fortes différences comportementales à notre époque, selon les chiens et en fonction des maîtres (psychologie, appartenance sociale, âge, etc.). Ce qui est juste. Mais on ne peut signaler, accepter de telles différences à l’instant T et nier toutes variations sur 30 000 ans, puisque la domestication remonte au moins à 30 000 ans et a dû s’étendre sur plusieurs siècles ou millénaires. De même, s’il est normal de travailler sur les chiens de compagnie, qui représentent de nos jours l’essentiel de l’effectif canin, on ne peut plaquer directement les résultats des études sur les chiens du passé, par exemple d’il y a trois siècles alors qu’il y avait très peu de chiens de compagnie, et qu’en plus ils n’avaient pas les mêmes conditions et les mêmes vécus. Avec ce programme, il s’agit d’une extension collective de ce que j’ai fait pour les chats, comme Le Point de vue animal et les Biographies ont servi pour le premier programme. Ici, il s’agit d’une histoire éthologique des espèces.

J’ai aussi un programme personnel. J’ai maintenant l’impression d’avoir fait le tour du point de vue animal et de l’histoire animale des animaux. J’avais eu le même sentiment dans les années 2000 à propos de l’histoire humaine des animaux. Je suis en train de passer du côté des végétaux et de travailler la littérature neurophysiologique, qui est très intéressante, qui parle d’intelligence, de conscience, de vision des plantes, etc. C’est encore très critiqué parmi les sciences humaines et en philosophie, notamment par ceux qui étudient les animaux et qui craignent qu’on mélange tout et qu’on minimise l’originalité et la richesse du monde animal, voire qu’on abandonne la cause animale. Ces collègues crient même à l’anthropomorphisme, reprenant les mêmes mauvais arguments que les soi-disant humanistes qui ne veulent pas s’intéresser aux animaux et qui leur dénient nombre de capacités. C’est un comble ! Et l’on voit des antispécistes pour les animaux faire du spécisme contre les plantes ! Je crois que ces collègues ne connaissent pas ou ne lisent pas bien cette littérature. Elle permet encore mieux de réfléchir, avec plus de distance, plus de comparaisons, à la nature des animaux, parce qu’elle permet de réfléchir au niveau de tous les vivants (végétaux, animaux non-humains, animaux humains ; il faudra un jour ajouter les autres vivants) et de prendre conscience de la communauté des vivants. Ainsi, lorsque les neurophysiologistes explicitent leur définition de l’intelligence des plantes, ils arrivent exactement à la définition de l’intelligence selon les éthologues, celle que ces derniers ont largement adoptée et qui leur permet de parler d’intelligence plurielle chez les animaux, dont l’humain. C’est la capacité à s’adapter dans un environnement changeant : à faire des choix, adopter des dispositions… Ensuite, chaque groupe, chaque famille, chaque espèce est intelligent à sa manière, comme il conjugue, développe à sa manière toutes les
capacités communes aux vivants, qu’on découvre de plus en plus nombreuses et que des physiologistes décèlent maintenant dans les cellules. Cela donne un monde vivant plein de communautés et d’originalités, plein de richesses diverses et beaucoup plus intéressant à étudier.

En fait, les collègues qui contestent la neurophysiologie végétale ont encore, et souvent inconsciemment, une vision pyramidale ou arborescente des vivants : les humains au sommet, les animaux aux étages, les plantes au rez-de-chaussée. Donc valoriser les plantes serait les monter aux niveaux des animaux, les confondre avec ces derniers. S’ajoute une question de cause à défendre, car beaucoup d’adversaires de la cause animale se saisissent de cette neurophysiologie végétale pour prétendre qu’il n’y a pas plus à se soucier des animaux que des plantes aux capacités égales. Mais ce n’est pas parce que ces gens disent des sottises qu’il faut en dire aussi. Des collègues participant à la juste revalorisation des animaux considèrent aussi qu’il ne faut pas parler des plantes car on ne pourrait plus rien manger. C’est oublier les originalités à l’intérieur de la communauté. Les animaux, dont l’humain, sont des vivants centralisés, les plantes sont décentralisées. Vous enlevez une pomme, vous ne tuez pas le pommier. Vous fauchez de l’herbe, elle va repousser. Par contre, vous arrachez un membre à une vache, sans la soigner, elle meurt. La différence est importante. Pourquoi tous ces blocages ? Parce que beaucoup sont dans une vision pyramidale ou arborescente (cela revient au même sur ce point) des vivants alors qu’il faut adopter un schéma buissonnant sous l’impulsion de la génétique. À partir du dernier ancêtre commun universel, les diverses formes de vie (bactéries, archées, eucaryotes) ont évolué dans tous les sens, formant un buisson, où l’humain, désormais sur une branche parmi d’autres et non plus au sommet, n’est plus l’aboutissement ultime, les espèces animales ou végétales ne sont pas en dessous mais à côté, plus ou moins éloignées, ce qui doit faire renoncer à toute hiérarchie anthropocentrique au profit de conjugaisons différentes, originales et riches des capacités communes de la vie. Reconnaître les riches capacités des plantes n’enlève rien à celles des animaux, comme reconnaître les riches capacités des animaux n’enlève rien aux humains.

Avec les végétaux, je veux faire une histoire végétale (pas humaine) des plantes, une histoire du côté des végétaux, sur le modèle du point de vue animal. Muni de la littérature neurophysiologique, je vais chercher des aspects historiques, que je veux travailler comme exemples, puis travailler les documents intéressants, permettant de se demander ce qui se passe chez les plantes lors de tel ou tel phénomène historique, en utilisant pour cela la neurophysiologie végétale. Cela permettra aussi d’élargir mon propos, de bâtir une histoire des non-humains, animaux et végétaux, et une histoire des vivants (végétaux, animaux, humains…) en tenant compte à la fois des riches communautés, des riches capacités, des riches originalités de ces vivants. Cela me redonne une troisième jeunesse !

Vous êtes un historien, non pas un militant, et vous veillez dans vos ouvrages à conserver une certaine neutralité afin d’autoriser une réflexion libre de vos lecteurs et, sans doute, de déstabiliser en douceur les préjugés et les fausses certitudes. Toutefois, si le regard de nos contemporains a globalement évolué, reconnaissant chez les animaux des êtres doués de sensibilité, nous sommes encore très loin du compte en termes de comportements qui conservent un rapport foncièrement cruel et meurtrier aux animaux. Aussi, à la lueur de vos travaux et de votre sensibilité propre, quelle revalorisation du monde animal appelleriez-vous de vos vœux en priorité ? Sortie du modèle de l’élevage intensif ? Interdiction des spectacles (corrida, cirque) ? Arrêt de l’expérimentation animale ?…
D’abord, je pense qu’il est primordial de ne pas mélanger science et militantisme. C’est absolument fondamental parce que les gens ont le droit de penser comme ils l’entendent, nous n’avons pas à donner des leçons, et parce que la réalité des choses importe plus que ce que croient ou espèrent Pierre, Paul ou Jacques… ou moi. L’histoire montre qu’à chaque fois que la science est mise au service d’une idéologie ou d’un militantisme, c’est toujours au détriment de la première qui est biaisée, déformée, faussée. La croyance ou l’espoir compte alors plus que la réalité. Il y a plein d’exemples historiques, à commencer par l’Occident chrétien ou l’URSS communiste. Cela ne veut pas dire qu’il ne faudrait pas militer pour la cause animale. Mais il y a des associations pour cela. Il ne faut pas mélanger les deux plans. J’y tiens absolument, parce que si on veut avoir un écho sociétal, il faut que les gens aient confiance. Et pour cela, il faut être fiable, il faut dire, en tant qu’historien, ce qui s’est passé, sans chercher à savoir si cela va plaire ou non.

Évidemment, j’ai ma conception du monde animal ; je suis arrivé à cette histoire parce que je suis amoureux des animaux. Il va de soi que je souhaite une amélioration de la condition animale en tout ce que vous avez cité. L’interdiction des jeux comme la corrida ou des animaux au cirque. Les refus croissants de ces derniers dans des grandes villes ou la récente proposition parlementaire d’interdiction de la corrida montrent que les situations glissent dans la bonne direction. Les pro-corrida n’étaient pas du tout certains d’avoir une majorité à l’assemblée et n’ont pu que bloquer le processus en empêchant le vote [10]. Cela aurait été impensable il y a vingt ans. Donc, en tant qu’historien – pourtant je ne suis pas optimiste de caractère, je suis bien pessimiste –, je suis plus optimiste que des collègues d’autres disciplines qui sont sur le temps actuel et qui ont l’impression que rien ne bouge. Pourtant, les choses sont modifiées, lentement à l’échelle du temps présent, plus nettement à l’échelle historique. Par exemple, le nombre de corridas a considérablement baissé les deux dernières décennies du fait d’une forte réduction du public. Il n’y a plus guère de corrida ou de feria qui peuvent se tenir sans subventions publiques, en fait locales. Plutôt qu’une interdiction, il aurait d’ailleurs mieux valu proposer une interdiction de ces subventions publiques, il n’y aurait vite plus de corrida. Les zoos, petit à petit, changent aussi sous la pression insensible, à bas bruit du public. Ainsi, ils évacuent les gros animaux, comme les éléphants, car ils ne peuvent proposer d’hébergement acceptable par les visiteurs. Les choses glissent, bien que ce soit lent. Mais à l’échelle historique, ce n’est pas si lent que ça : j’ai été frappé, par exemple, de la force de l’éclosion sociétale et médiatique, l’une renforçant l’autre, du végétarisme et du véganisme à partir des années 2000. Je m’y attendais, car on voyait cela se forger lentement, en dents de scie mais sûrement depuis le XVIIIe siècle, toutefois pas aussi rapidement et aussi fortement. Sans être majoritaires, leurs partisans sont nombreux parmi les jeunes générations et le développement des rayons végétariens / véganiens dans les supermarchés prouve la tendance. Ces magasins ne proposeraient pas autant s’ils ne vendaient pas. Une autre évolution parallèle, liée, est celle de la diminution de la consommation de viande, même chez des carnivores par goût. La hausse des prix amplifie le phénomène mais elle ne l’a pas créé et tout montre qu’à la base c’est un souci d’éthique animale qui travaille la société. Évidemment, pour le nouveau converti qui veut que tout le monde soit végétarien rapidement, cela n’est pas suffisant.

Concernant l’expérimentation, il faudrait développer des méthodes alternatives, qui seront l’avenir de toutes manières. Mais la société française est devenue très conservatrice, toutes tendances politiques confondues, et en panne d’inventivité. Les laboratoires privés sont plus réactifs parce qu’ils savent que la clientèle est de plus en plus réticente. Les plus conservateurs sont les laboratoires publics avec des chercheurs réfugiés dans leur tour d’ivoire, qui n’ont aucun compte à rendre et qui, par confort, continuent comme ils ont toujours fait. Lors d’un débat, il y a quelques années, une expérimentatrice avait déclaré qu’elle aimerait utiliser ces méthodes alternatives mais qu’il n’y en avait pas. J’avais répondu qu’il fallait les inventer ; elles n’allaient pas tomber du ciel. Comptons sur le renouvellement des générations.

Vous le rappelez, la pluridisciplinarité est essentielle, permettant un croisement fécond des approches : éthologie, histoire, biologie, philosophie, littérature, sociologie… Nous avons aussi beaucoup à attendre de véritables archives animales, grâce à l’archéozoologie et aux études génétiques (comportements, maladies, alimentation, déplacements géographiques, modifications épigénétiques). Toutefois, sachant que nos sources sont toujours parcellaires ou pas suffisamment interrogées, vous écrivez : « Il revient aux historiens et aux autres chercheurs de regarder autrement leurs matériaux et d’en trouver de nouveaux, de se débrouiller, d’imaginer, d’inventer. Il vous reste, chers lecteurs, à fouiller votre cave, votre grenier, vos malles à la recherche d’anciens documents [11] ! » C’est là un formidable appel à l’intelligence créative pour la conduite de la recherche, mais aussi, plus largement, une invitation pour chacun à s’intéresser à la complexité et la richesse des individus animaux en sachant puiser dans nos propres archives. Ai-je bien compris votre intention ?
Oui, tout à fait. L’avenir sera à l’élargissement de la documentation. Pour l’instant 90 % de celle-ci est d’origine humaine. Cela n’a rien de scandaleux d’ailleurs. Comme dit plus haut, c’est une situation analogue aux histoires des paysans médiévaux ou des femmes antiques avec des documents provenant d’une autre classe sociale ou d’un autre sexe. Il n’empêche qu’on doit élargir et cela se fait peu à peu. L’archéozoologie, qui étudie les ossements animaux, apporte des données depuis longtemps. Cependant, à mon avis, le grand apport à venir sera celui de la génétique. Ce sera la source du XXIe siècle, y compris pour les humains, qui nous permettra de découvrir des aspects non mentionnés dans les sources actuelles, par exemple les évolutions d’alimentation, les maladies, même les changements de région. Ce sera un livre ouvert. Pour l’instant, les paléogénéticiens sont peu nombreux et ne peuvent répondre à tout ce qu’il y aurait à faire. Le grand défi pour les historiens est de se mettre à travailler avec ces généticiens. Et les premiers sont loin d’être prêts. J’ai organisé à Paris en juin 2022, à l’Institut Universitaire de France, une journée « génétique et histoire ». Il n’y avait que quelques personnes dans le public, guère plus que les intervenants ! Sans doute ai-je organisé cela vingt ans trop tôt. Pourtant, c’est maintenant que les historiens devraient se préparer pour ne pas être, dans l’avenir, mis sur la touche par les généticiens.

Il y a les sources qui nourrissent notre réflexion, mais aussi l’observation et le partage que nous offre notre existence. En ce sens, pourriez-vous nous parler d’un animal qui vous est proche ? Que vous enseigne sa personnalité, sa manière d’être au monde et en lien avec vous ?
Je vous parlerai de notre chienne Griotte qu’on a dû faire euthanasier le 31 décembre 2022. On avait eu d’abord un boxer qu’on avait choisi alors qu’il était chiot. Griotte a été choisie à la SPA. Elle avait deux ans. Elle avait été abandonnée deux fois, soi-disant pour fugue. Avec nous, elle n’a jamais fugué. La première fois, elle a été rejetée par une famille, peut-être quand un enfant est venu car elle a toujours craint les enfants, peut-être par peur d’un remplacement. Ensuite, elle a été violentée par un chasseur, sans doute parce qu’elle ne répondait pas à ses exigences, car elle avait peur des coups de fusil, des pétards. Ce qui est très intéressant, c’est que cette chienne avait pris conscience de la fragilité de la condition canine, c’est-à-dire qu’elle avait compris qu’elle pouvait se retrouver abandonnée d’un jour à l’autre. Cela a produit un aspect négatif et un aspect positif. L’aspect négatif, c’était qu’elle était toujours angoissée. Arrivait quelqu’un, elle avait peur que cette personne l’emmène, parce qu’elle se trouvait très bien chez nous. Elle avait trouvé sa famille. Et quand nous allions chez quelqu’un, elle craignait qu’on la laisse. Au moment de la fin de vie, elle s’affichait toute gaillarde chez le vétérinaire, un ami, qui la trouvait en forme et hésitait à la traiter, mais elle s’affalait de retour chez nous. Restée tout de même deux jours en clinique pour des perfusions, elle a fait les quatre cents coups dans sa cage, elle ne voulait pas rester. On a dû faire huit jours de perfusion à la maison. L’aspect positif, c’était qu’elle était très à l’écoute de nous. Mon épouse et moi avons eu une connivence avec elle que nous n’avions pas connue avec notre première chienne qui trouvait normal d’être dans cette famille, puisqu’elle y était depuis sa jeunesse. C’était naturel. Griotte avait conscience de la fragilité de sa situation. Elle a développé une capacité à faire attention à nous, à dialoguer, notamment en utilisant le regard. On dit que le regard n’est pas important chez les chiens. Il est vrai que cela n’avait pas été aussi fort avec les chiens de mes parents et notre première chienne. Mais Griotte a eu une forte capacité à regarder, à dévisager, à faire attention, à utiliser aussi son regard pour montrer ce qu’elle voulait. Par exemple, lorsqu’elle voulait sortir avec sa panière pour aller se bronzer au soleil, elle montait me chercher à mon bureau. Elle se mettait à côté. J’avais appris peu à peu que cela voulait dire qu’elle souhaitait quelque chose. Je la suivais, on descendait et elle était capable de regarder sa panière puis de regarder la porte d’entrée pour me signifier : « je veux sortir avec la panière ». Je comprenais, ouvrais et lui emmenais la panière. Il y avait vraiment un effort réciproque, une volonté de se comprendre. D’autant qu’elle était très proche. Ainsi, elle était toute contente qu’on lui mette le collier et la laisse, parce que, pour elle, c’était un signe qu’on ne l’abandonnait pas, une protection. Elle appartenait à la famille. Elle a su développer aussi un jeu d’aboiements, de telle manière pour sortir, de telle manière pour rentrer. Je comprenais à distance et répondait… non pas en aboyant mais en me déplaçant ! Il y a eu quelque chose d’extrêmement fort et je pense que c’est dû à son itinéraire. On l’aurait adoptée chiot, peut-être n’aurait-elle jamais fait ça. Je ne lui parlais pas énormément, c’était plutôt par le regard, les positions, alors que mon épouse lui parlait beaucoup et cela marchait, d’une autre manière. Lorsqu’il a fallu la faire euthanasier et qu’un vétérinaire est venu à la maison, elle m’a regardé dans les yeux, je lui ai dit que je sortais et que j’allais revenir. Cela l’a détendue, le vétérinaire n’allait pas l’emporter, elle s’est endormie doucement.

Cette connivence illustre une forme de relation qui est développée de nos jours dans le monde occidental, pas par tous évidemment, loin s’en faut encore, mais la tendance est significative, notamment avec des animaux compagnons. Pour des raisons diverses, trop longues à évoquer ici, ils se rapprochent de leurs humains et ceux-ci se rapprochent de leurs animaux, chaque bord se mettant plus à l’écoute de l’autre. Ce sont des choses auxquelles on ne pensait pas il y a cinquante ans. C’est un jeu de co-construction, de co-évolution d’une relation, auquel le monde scientifique devient beaucoup plus attentif qu’autrefois.


[1] É. Baratay, L’Église et l’animal du XVIIe siècle à nos jours en France (vers 1600-vers 1990), 1991, 1247 p. dact.
[2] R. Delort, Les Animaux ont une histoire, Paris, Seuil, 1984.
[3] É. Baratay, Et l’homme créa l’animal. Histoire d’une condition, Paris, Odile Jacob, 2003.
[4] É. Baratay, Le Point de vue animal. Une autre version de l’histoire, Paris, Seuil, 2012.
[5] É. Baratay, Bêtes des tranchées. Des vécus oubliés, Paris, CNRS Éditions, 2013.
[6] Sous la direction d’Éric Baratay : Aux sources de l’histoire animale, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2019 ; Croiser les sciences pour lire les animaux, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2020 ; L’Animal désanthropisé. Interroger et redéfinir les concepts, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2021 ; Les Animaux historicisés. Pourquoi situer leurs comportements dans le temps et l’espace ?, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2022 ; Écrire du côté des animaux, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2023. À venir : une histoire canine des chiens et une histoire équine des chevaux.
[7] É. Baratay, Biographies animales. Des vies retrouvées, Paris, Seuil, 2017.
[8] É. Baratay, Cultures félines (XVIIIe -XXIe). Les chats créent leur histoire, Paris, Seuil, 2021.
[9] É. Baratay, « Pour une histoire éthologique et une éthologie historique », Études rurales, 189, 2012, URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/9596 (consulté le 10/02/2023).
[10] La proposition de loi pour abolir la corrida sur tout le territoire français devait être examinée le 24 novembre 2022 par l’Assemblée nationale. En raison du dépôt de centaines d’amendements, le texte a été retiré.
[11] É. Baratay, Biographies animales. Des vies retrouvées, op. cit., p. 271.


Résumé

L’entretien avec Éric Baratay retrace son parcours en tant que spécialiste de l’histoire de la condition animale. L’historien revient sur les axes majeurs de sa pensée, lancée dans l’élaboration d’une histoire animale des animaux : prise en compte de l’individu animal et tentative d’exprimer son point de vue. Il ouvre aussi des perspectives pour l’avenir avec le souhait d’élargir la réflexion pour bâtir une histoire des non-humains, animaux et végétaux, en appréciant les richesses de chacun.

Abstract

This interview with Éric Baratay retraces his career as a specialist in the history of the animal condition. The historian revisits the major axes of his thought, aiming at the elaboration of a history of animals from the animals’ perspective, which takes into account individual animals and attempts to express their points of view. It also opens up new vistas for further research with the wish to broaden the reflection in order to build a history of non-humans, animals and plants, appreciating the richness each has to offer.

Parution

Un arbre devant la fenêtre

« J’écris dans l’espérance de découvrir quelques phrases, juste quelques phrases, seulement quelques phrases qui soient assez claires et honnêtes pour briller autant qu’une petite feuille d’arbre vernie par la lumière et brossée par le vent [1]. »

Avec La Présence pure, Christian Bobin a su offrir un linceul délicat et nimbé de poésie à son père atteint de la maladie d’Alzheimer. Dans un monde, le nôtre, qui a si profondément éradiqué la mort qu’il relègue nos anciens au rang de quasi-rebuts, transformés qu’ils sont en pensionnaires invisibles d’une « maison de long séjour ».

Les voilà condamnés, en raison de leur infirmité et de leur vieillesse, à errer tels de maigres fantômes dans les couloirs blafards de cette maison dont ils ne ressortiront pas. L’odeur significative des parois d’ascenseurs témoigne du caractère définitif de ce séjour : « la suée de la mort sous l’hygiène affichée de la vie [2]. »

« Je suis né dans un monde qui commençait à ne plus vouloir entendre parler de la mort et qui est aujourd’hui parvenu à ses fins, sans comprendre qu’il s’est du coup condamné à ne plus entendre parler de la grâce [3]. »

Mais, pour ceux qui gardent un œil aimant et attentif, le monde sait nous préserver sa grâce et, ainsi, nous aider à prendre par la main nos proches au seuil de la mort. « Ce qui est blessé en nous demande asile aux plus petites choses de la terre et le trouve [4]. »

Les arbres, les oiseaux, les éléments : la nature est là pour nous apporter une assise, une lumière tendre et des chants précieux.

À nous tous que la mort guette incessamment.

À ceux que la mort tutoie déjà et qui nous font ce « présent inestimable [5] » de se lier à nous.


[1] C. Bobin, La Présence pure, Cognac, Le temps qu’il fait, 1999, p. 43.
[2] Ibid., p. 36.
[3] Ibid., p. 54.
[4] Ibid., p. 16.
[5] Ibid., p. 64.


Résumé

Avec La Présence pure, Christian Bobin a offert un linceul délicat et poétique à son père atteint de la maladie d’Alzheimer. Dans un monde, le nôtre, qui a si profondément éradiqué la mort qu’il relègue nos anciens au rang de quasi-rebuts, transformés en pensionnaires invisibles d’une « maison de long séjour ».

Abstract

Christian Bobin offered a delicate and poetic shroud to his father suffering from Alzheimer’s disease with La Présence pure. In our world, which
has so profoundly eradicated death that it nearly relegates our elders to the rank of scrap and transformed them into invisible residents of a « long-stay
home ».

Parution

Lectures | Sélection 2024

Les livres que j’ai aimés en 2024

 

Littérature, Art

Violaine Bérot, Comme des bêtesViolaine Bérot, Comme des bêtes
Roman | Libretto, 2022
128 pages

La tendresse de « l’Ours » qui s’affronte à l’étroitesse d’esprit des gens « normaux ».


Christian Bobin, L'homme qui marcheChristian Bobin, L’homme qui marche
Le temps qu’il fait, 1995
40 pages

 


Michel Bussi, Nymphéas noirsMichel Bussi, Nymphéas noirs
Roman | Pocket, 2013
504 pages

 


Fabrice Caro, FigurecFabrice Caro, Figurec (1re parution : 2006)
Roman | Gallimard, coll.  » Folio », 2019
272 pages

L’humour noir et décalé de Fabrice Caro nous entraîne dans un univers de faux-semblants, expression de la solitude et de la paranoïa du personnage principal. Une façon aussi sans doute, poussée à l’extrême via la mise en scène d’une société de figurants, d’interroger avec malice notre part d’authenticité dans nos relations sociales, familiales et amoureuses.


Jean Grenier, Les ÎlesJean Grenier, Les Îles (1re parution : 1933)
Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1977
168 pages

 


Sándor Márai, Un chien de caractèreSándor Márai, Un chien de caractère (1932)
Roman | Le Livre de Poche, coll. « Biblio », 2005
Traduit du hongrois par Georges Kassai et Zéno Bianu
224 pages

 


John Muir, StickeenJohn Muir, Stickeen
Récit | Éditions Bartillat, 2022
Traduit de l’anglais (États-Unis) annoté et préfacé par Lucien d’Azay
128 pages

Un texte profond et bouleversant sur l’amitié qui s’est nouée entre le chien Stickeen et John Muir au cours d’une expédition en Alaska en 1880.

« Chut, n’aie crainte, mon petit, lui disais-je, nous allons franchir cet obstacle ; nous nous en sortirons, même si ce ne sera pas sans peine. On n’arrive à rien aisément ici-bas. Il nous faut risquer notre vie pour la sauver. Au pire, nous ne pouvons que glisser, et si cela devait survenir, notre tombe ne sera-t-elle pas grandiose ? »


Fernando Pessoa, Le Banquier anarchisteFernando Pessoa, Le Banquier anarchiste (1922)
Roman | Christian Bourgois Éditeur, coll. « Satellites », 2024
Traduit du portugais par Françoise Laye
128 pages

 


Ron Rash, Une terre d'ombreRon Rash, Une terre d’ombre
Roman | Points, coll. « Signatures », 2019
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Isabelle Reinharez
288 pages

 

 


Lydie Salvayre, Pas pleurerLydie Salvayre, Pas pleurer
Roman | Seuil, 2014
288 pages

 

 


Luis Sepúlveda, Le Monde du bout du mondeLuis Sepúlveda, Le Monde du bout du monde
Roman | Éditions Métailié, 2012
Traduit de l’espagnol (Chili) par François Maspero
144 pages

« Sur cette mer sereine mais jamais calmée, sur cette bête silencieuse qui bandait ses muscles en se préparant pour l’étreinte polaire, sous les milliers d’étoiles témoins de l’éphémère et fragile existence humaine, je sus enfin que j’étais de là et que, quoi que je fasse, je porterais toujours en moi les éléments de cette paix terrible et violente, annonciatrice de tous les miracles et de toutes les catastrophes. »


Fred Vargas, Sous les vents de NeptuneFred Vargas, Sous les vents de Neptune
Policier | Éditions J’ai Lu, 2008
448 pages

Une enquête haletante menée par le commissaire Adamsberg, entre France et Québec.


Philosophie, Éthologie

Jean-Christophe Bailly, Le parti pris des animauxJean-Christophe Bailly, Le parti pris des animaux
Christian Bourgois éditeur, 2013
150 pages

 

 

 


Élisée Reclus, À propos du végétarismeÉlisée Reclus, À propos du végétarisme (1901)
Éditions Bartillat, 2020
128 pages

L’ouvrage rassemble La grande famille (1897) et À propos du végétarisme (1901).

« Il nous tarde de ne plus entendre les voix bêlantes des moutons, les mugissements des vaches, les grognements et les cris stridents des porcs qu’on mène à l’abattoir […]. Nous avons le souci de vivre enfin dans une cité où nous ne risquerons plus d’apercevoir des boucheries pleines de cadavres à côté des magasins de soieries ou de bijoux, en face de la pharmacie ou de l’étalage de fruits parfumés, ou de la belle librairie, ornée de gravures, de statuettes et d’œuvres d’art. » (À propos du végétarisme, p. 80-81)


Bande dessinée

Blake & Mortimer, Signé OlrikBlake et Mortimer – Signé Olrik
Tome 30
Bande dessinée | Éditions Blake et Mortimer, 2024
Scénariste : Yves Sente – Dessinateur : André Julliard
64 pages


Blake et Mortimer, Huit heures à BerlinBlake et Mortimer – Huit heures à Berlin
Tome 29
Bande dessinée | Éditions Blake et Mortimer, 2022
Scénaristes : José-Louis Bocquet, Jean-Luc Fromental – Dessinateur : Antoine Aubin
64 pages


Lomig, Au cœur des solitudesLomig, Au cœur des solitudes
Bande dessinée | Éditions Sarbacane, 2023
176 pages

Un album remarquable de Lomig, servi par des planches superbes, consacré au destin de John Muir et son parcours dans une nature encore intacte des terres américaines.


Sempé, Rien n'est simpleSempé, Rien n’est simple
Éditions Denoël, 2024
136 pages

La tendresse, la poésie et l’humour des dessins de Sempé sont à retrouver dans cette nouvelle édition enrichie d’inédits de l’album « Rien n’est simple » (1962).

Quelques arguments pour l’animal

Résumé

Mû par son anthropocentrisme, l’homme s’est permis d’inférioriser les animaux, jusqu’à les réifier et les exploiter sans limites. Afin de sortir d’une vision hiérarchique, de penser les individus animaux dans leur singularité et leur richesse, ce texte met l’accent sur le lien de l’homme à l’animal, lien lui-même placé sous le signe de la tendresse. Celle-ci nous apparaît comme une précieuse porte d’entrée vers l’altérité et une célébration de la rencontre entre animaux humains et non humains.

Abstract

Driven by anthropocentrism, humans have allowed themselves to lower animals to the point of reifying and exploiting them without limit. To move away from a hierarchical vision, and to think of animal individuals in terms of their singularity and richness, this text emphasizes the bond between humans and animals, itself set under the sign of tenderness. Tenderness seems to us to be a precious doorway to otherness and a celebration of the encounter between human and non-human animals.

Parution

À quai

« Le temps nous dépouille, sans relâche, et lorsque nous demandons grâce, il nous dépouille encore davantage. »

Michael Cunningham, CrépusculeCrépuscule est un très beau roman de Michael Cunningham. Comme dans Les heures, l’auteur exprime le questionnement intérieur des êtres avec une grande finesse. Ici, c’est le cheminement de Peter Harris que nous sommes invités à suivre : un cheminement particulièrement tourmenté qui l’amène à remettre en question l’ensemble de ses choix d’existence.

Peter Harris est un galeriste new-yorkais. Il est marié à Rebecca, éditrice. Tous deux ont la quarantaine et vivent confortablement dans un loft à Soho. Ils sont heureux, raisonnablement heureux en tout cas.

C’est cette toile raisonnable qui va précisément craquer peu à peu. Mizzy arrive et, séduit par sa grâce, sa beauté androgyne, Peter bascule dans les affres d’un questionnement profond. Mizzy est le jeune frère de Rebecca : un être paumé, toxicomane, mais porteur d’une élégance naturelle. Peter est fasciné par Mizzy. Et c’est alors toute son existence qui vacille. Pourquoi est-il à ce point attiré par Mizzy ?

Peter est amoureux de la Beauté, celle qu’il cherche dans les œuvres d’art. Mizzy incarne cette beauté même.

Peter pourra-t-il être emporté et anéanti par le souffle de la passion qu’il appelle de ses vœux ? « Il se sent prêt, à la plus petite incitation, à détruire sa vie, et personne, pas une seule personne de sa connaissance, ne le comprendra. » Ou bien restera-t-il sur un coin de trottoir, sachant que le train ne viendra pas ?

Et Rebecca dans tout cela ? N’aspire-t-elle pas elle aussi à la liberté ?

Et si la chance véritable de Rebecca et de Peter résidait dans le fait de savoir quitter le quai de la gare et d’essayer ?

« C’est nous, nous les hommes, qui avons peur, qui sommes maladroits et angoissés ; si nous nous montrons parfois sceptiques ou brutaux, c’est parce que nous nous croyons intimement ancrés dans l’erreur, au contraire des femmes. Les rôles que nous jouons nous trahissent, nos vices et nos habitudes sont ridicules, et le jour où nous nous présenterons aux portes du ciel l’énorme femme noire qui les garde rira de nous non seulement parce que nous ne sommes pas innocents, mais parce que nous n’avons aucune idée de ce qui importe vraiment. »

Crépuscule
Michael CUNNINGHAM
Belfond
2012
Traduit de l’américain par Anne Damour
312 pages

Lectures | Sélection 2023

Les livres que j’ai aimés en 2023

 

Littérature, Art

François Busnel, Jim Harrison. Seule la terre est éternelleFrançois Busnel, Jim Harrison. Seule la terre est éternelle
Album illustré | Gallimard, 2022
256 pages

 


Akira Mizubayashi, Mélodie. Chronique d'une passionAkira Mizubayashi, Mélodie. Chronique d’une passion
Gallimard, coll. « Folio », 2014
288 pages

 


Rainer Maria Rilke, Sa vie est passée dans la vôtreRainer Maria Rilke, Sa vie est passée dans la vôtre. Lettres sur le deuil
Les Belles Lettres, 2022
Préface, notes et traduction par Micha Venaille
128 pages

 


Cédric Sapin-Defour, Son odeur après la pluieCédric Sapin-Defour, Son odeur après la pluie
Stock, 2023
270 pages

« Il manquera la parole mais il y aura mieux. Il y aura les regards, les bruits infimes, les courbures du corps, le sens du poil, ces signaux discrets, perçus de nous seuls et offrant à des êtres si différents de dialoguer. »


Luis Sepúlveda, Le Vieux qui lisait des romans d'amourLuis Sepúlveda, Le Vieux qui lisait des romans d’amour 
Éditions Métailié, 1992
Traduit de l’espagnol (Chili) par François Maspero
132 pages


Olga Tokarczuk, Sur les ossements des mortsOlga Tokarczuk, Sur les ossements des morts
Roman | Libretto, 2020
Traduit du polonais par Margot Carlier
288 pages

 


Philosophie, Éthologie, Histoire

Éric Baratay, Cultures félinesÉric Baratay, Cultures félines (XVIIIe-XXIe siècle). Les chats créent leur histoire
Seuil, coll. « L’Univers historique », 2021
336 pages

 


Vinciane Despret, Que diraient les animaux, si... on leur posait les bonnes questions ?Vinciane Despret, Que diraient les animaux, si… on leur posait les bonnes questions ?
La Découverte Poche / Essais, 2014
328 pages

 

 


Tristan Garcia, Nous, animaux et humainsTristan Garcia, Nous, animaux et humains
François Bourin Éditeur, 2011
216 pages

 

 


Tristan Garcia, NousTristan Garcia, Nous
Le Livre de Poche, coll. « Biblio essais », 2018 (Éditeur d’origine : Grasset, 2016)
312 pages

 

 


Corine Pelluchon, Jocelyne Porcher, Pour l'amour des bêtesCorine Pelluchon, Jocelyne Porcher, Pour l’amour des bêtes
Mialet-Barrault, coll. « Disputatio », 2022
160 pages

Un échange épistolaire sur la question animale entre la philosophe Corine Pelluchon et l’ex-éleveuse Jocelyne Porcher.

 


Bande dessinée

Fabcaro, Zaï zaï zaï zaïFabcaro, Zaï zaï zaï zaï
Bande dessinée | Éditions 6 Pieds sous terre, 2015
72 pages


Fabcaro, Didier Conrad, René Goscinny, Albert Uderzo, L'Iris blanc

Fabcaro, Didier Conrad, René Goscinny, Albert Uderzo, L’Iris blanc
Bande dessinée | Hachette, 2023
Texte : Fabcaro – Dessins : Didier Conrad – Mise en couleur : Thierry Mébarki
72 pages

Jusqu’à quel point nos amis gaulois se laisseront-ils intoxiquer par les sirènes du développement personnel et de la pensée positive ? À découvrir dans le 40e album d’Astérix, L’Iris blanc.
Un très bon cru grâce au scénario concocté par le facétieux Fabcaro et les dessins impeccables de Didier Conrad.


Jacques Ferrandez, Carnets d’AlgérieJacques Ferrandez, Carnets d’Algérie
Cycle 2 : 1954-1962
Bande dessinée | Éditions Casterman, 2021
360 pages

Ce deuxième cycle commence à la veille de l’insurrection pour se conclure à l’indépendance, en 1962. Il réunit en un volume les cinq tomes suivants : La Guerre fantôme, Rue de la Bombe, La Fille du Djebel Amour, Dernière demeure, Terre fatale.


Remo Forlani, Ma chatte mon amourRemo Forlani, Ma chatte mon amour
Éditions Ramsay, 1990
96 pages

Un verbe tendre et profond sous ses dehors légers, des dessins drôles et émouvants, cet ouvrage de Remo Forlani devrait trouver sa place dans la bibliothèque de tout humain compagnon d’un chat.
En voici un avant-goût avec ces mots prêtés à Finette, la chatte tant aimée : « On a l’homme qu’on a. Moi, le mien, il est un peu écrivain, un peu journaliste et très amoureux (de moi). Il l’est même tellement qu’il m’a fait ce livre avec plein de portraits de moi, écrits, dessinés et même peints à l’aquarelle, avec des poèmes, des bouts de son journal intime, avec des révélations inédites sur nos rêves à nous les chats, sur notre vie sexuelle, sur nos défauts (qui sont des qualités), sur notre intelligence (qui est fabuleuse), … C’est comme ses romans Pour l’amour de Finette et Gouttière. Mais, en plus, y’a des images. De moi. Et je suis tellement belle et drôlette… »

Où est passé Émile ?

Ce matin-là, je ne retrouvai d’Émile qu’un pull gris et une de ses chaussettes noires à pois blancs. Je traversais le porche de l’immeuble tous les lundis matin vers 8h15 et, à chaque fois, je voyais Émile encore emmitouflé dans son sac de couchage. Ensuite il disparaissait pour toute la semaine et je le retrouvais là le vendredi soir. Il s’installait alors pour le week-end. Tout le monde, dans le quartier, connaissait Émile et ses habitudes de fin de semaine. Et personne n’aurait osé lui contester sa place.
Émile avait son coin : il ne gênait personne, sa discrétion étant une de ses qualités d’« habitant » non officiel. Et même lorsqu’il lui arrivait de boire un coup de trop, son ivresse était silencieuse.
J’habitais dans cet immeuble lyonnais depuis quatre ans et, depuis lors, j’avais toujours vu Émile. Au début, repérant mon odeur tabagique, il m’interpellait parfois :

– T’as pas une clope ?

J’étais passée depuis peu à la cigarette électronique ; Émile n’avait donc malheureusement plus grand-chose à me demander. Il en conclut à juste titre que cette invention n’était pas destinée aux vagabonds.

Que pourrais-je dire d’Émile ? Qu’il était âgé de soixante-dix ans environ et qu’il avait été menuisier. Je compris, au fil de quelques confidences, qu’il avait subi une lente érosion : perte d’un enfant, abandon d’une femme, réduction des commandes… De ces drames et renoncements qui tuent vos désirs et annihilent toute ambition, aussi ténue soit-elle. Alors Émile avait tout largué !
En revanche, il n’avait pas la volonté de mourir avant l’heure hasardeuse qui serait la sienne. Il me l’avait déclaré un jour :

– J’attends et, en attendant, je savoure…

Mais quoi ? Émile avait su repérer les moments salutaires, les lieux apaisés de la ville. Il connaissait l’heure matinale à laquelle celle-ci sentait encore bon, comme si elle s’était refait une beauté pendant la nuit. Avant que la puanteur ne réinvestisse les lieux, il s’asseyait sur un banc au bord des quais du Rhône : il contemplait les reflets du soleil sur le fleuve tout en admirant le ballet des cygnes ; il s’amusait aussi à regarder les moineaux faire leur toilette dans les flaques d’eau les lendemains de pluie. J’aimais les yeux d’Émile, d’un vert de chat, qui me rappelaient ceux de mon arrière-grand-mère. Mais tandis que, chez elle, le vert avait été terni par la mort d’un de ses fils pendant la guerre, chez Émile celui-ci restait vif. Une irréductible lueur de curiosité animait son regard. Émile était revenu de tout, mais n’était lassé de rien.

– Que faites-vous du lundi au vendredi ? lui demandai-je un dimanche en fin d’après-midi.
– Je marche, m’avait-il répondu.

Émile, arpenteur de la ville. Le lundi, il s’attardait souvent à l’abbaye d’Ainay, le mardi il parcourait les quais du Rhône. Le mercredi, certains l’avaient vu sur la colline de Fourvière, d’autres dans un square de la Croix-Rousse. Le jeudi, il faisait une halte dans le jardin du palais Saint-Pierre ou il se rendait place Sathonay, située non loin de là. Personne ne cachait le soleil d’Émile. Mais, pour l’heure, il avait disparu…

Toute la semaine, je le cherchai, interrogeant les commerçants et les voisins. Je refis son trajet coutumier du lundi matin. Le bistrot, tout d’abord, où il prenait un café en partant tôt dans la matinée. « Pas passé. » La boulangère, que je sentais démangée par son envie de me dire « et avec ça ? » comme elle le faisait quotidiennement une fois que j’avais désigné le pain de mon choix, me répondit qu’elle n’avait « rien vu, rien entendu ». Et ainsi de suite. Personne n’avait vu Émile. Mais où était-il donc ?

J’avais traversé nombre de ses lieux de prédilection et j’avais apprécié cette façon de regarder la ville : des bancs désertés, des cours paisibles, des jardins odorants… Grâce à lui, j’eus le sentiment de découvrir la beauté et le charme de notre cité : lever la tête pour admirer les sculptures des façades, pénétrer dans les cours d’immeuble, s’asseoir longuement sur un banc ici ou là… Mais pas d’Émile au bout de cette marche.
J’avais tout imaginé : Émile au bout du rouleau se jetant dans le Rhône ou la Saône, Émile foudroyé par le terrible orage qui s’était déchaîné la veille, Émile ayant trop bu et s’étant étouffé dans son vomi dans la ruelle Punaise de Saint-Jean, Émile terrassé par un arrêt cardiaque ou un AVC, ou, pire encore, assassiné par quelque dément dans une allée sombre de la gare. Arrivée bredouille le vendredi soir et accablée par le tourbillon de ces scénarios macabres, je m’assis sous le porche, à l’endroit même où il installait d’ordinaire son campement du week-end. Regardant alentour, je constatai que la porte de la remise était légèrement entrebâillée.
Tel Cratès, il en avait crocheté la serrure. Rejointe par d’autres habitants de notre immeuble, je retrouvai Émile tranquillement allongé sur un matelas, un vrai matelas. Il n’avait pas eu le cœur de se lever, « c’était trop confortable ». Il faut dire que, le week-end précédent, nous avions entreposé là des affaires dont nous n’avions plus l’usage en vue d’un prochain vide grenier du quartier. Émile avait repéré le fameux matelas ! Nous voyant tous penchés au-dessus de lui, il esquissa un petit sourire et m’adressa un furtif clin d’œil. Je me contentai de dire :

– Nous nous sommes inquiétés…
– Allez ! déclara-t-il en se relevant, comme une injonction pour nous tous.

Il fallait désormais reprendre le cours de notre marche. Oui, il le fallait, mais en n’oubliant pas de s’arrêter en chemin, de lever la tête pour tenter de regarder par-delà les murs.


Résumé

Une nouvelle qui nous convie à la recherche d’Émile, un vagabond doté d’une force d’âme attachante. Son itinéraire nous amène à arpenter la ville de Lyon, à porter un regard attentif à des lieux que nous traversons parfois sans réellement les voir.

Abstract

This is a short story that invites us to search for Émile, a vagabond with an endearing strength of soul. His route leads us to walk the city of Lyon, to take a careful look at places that we sometimes cross without really seeing them.

Parution

Alkemie, n°26 - L'âme

Lectures | Sélection 2022

Les livres que j’ai aimés en 2022

 

Littérature, Art

Christian Bobin, La présence pureChristian Bobin, La présence pure
Le temps qu’il fait, 1999
72 pages

« J’écris dans l’espérance de découvrir quelques phrases, juste quelques phrases, seulement quelques phrases qui soient assez claires et honnêtes pour briller autant qu’une petite feuille d’arbre vernie par la lumière et brossée par le vent. »

>> Chronique de l’ouvrage publiée sous le titre « Un arbre devant la fenêtre » dans le n°31 de la revue Alkemie :
https://classiques-garnier.com/alkemie-2023-1-revue-semestrielle-de-litterature-et-philosophie-n-31-la-destruction-un-arbre-devant-la-fenetre.html


Lilian Jackson Braun, Le chat qui lisait à l'enversLilian Jackson Braun, Le chat qui…
Romans | Traduits de l’anglais par Marie-Louise Navarro

Le chat qui lisait à l’envers (1966)
10/18, coll. « Grands détectives », 1992
222 pages

Le premier roman de la série « Le chat qui… ».

Le chat qui mangeait de la laine (1967)
10/18, coll. « Grands détectives », 1992
222 pages

Le 2e roman de la série.

Le chat qui voyait rouge (1986)
10/18, coll. « Grands détectives », 1991
256 pages

Le 4e roman de la série.

Le chat qui connaissait un cardinal (1991)
10/18, coll. « Grands détectives », 1993
285 pages

Le 12e roman de la série.

Le chat qui déplaçait des montagnes (1992)
10/18, coll. « Grands détectives », 1993
290 pages

Le 13e roman de la série.

« Il gravit la pente lentement et s’arrêta à plusieurs reprises pour caresser sa moustache. Elle était particulièrement sensible à certains stimuli et il éprouvait une sensation particulière à sa racine chaque fois qu’il rencontrait des mensonges, des fraudes ou tout autre signe de malhonnêteté. Et voilà qu’il enregistrait le signal. Koko avec ses moustaches retroussées et son nez inquisiteur avait les mêmes tendances. D’une certaine façon, ils étaient frères. »

Le chat qui n’était pas là (1992)
10/18, coll. « Grands détectives », 1994
288 pages

Le 14e roman de la série.

« Il n’existe pas deux Koko, dit-il avec conviction. C’est le Shakespeare des chats, le Beethoven des chats, le Leonardo des chats. »


László Krasznahorkai, Le Dernier LoupLászló Krasznahorkai, Le Dernier Loup (poche)
Nouvelle | Éditions Cambourakis, 2022
Traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly
80 pages

Un texte fascinant qui nous embarque dans son unique phrase de laquelle émane le cri déchirant de la nature à travers le destin du dernier loup et où l’angoisse entre en lutte avec le vide étreignant l’ancien professeur de philosophie qui entreprend ce voyage en Estrémadure : « […] alors qu’il fixait la rue, il ressentit la même angoisse que là-bas, et fut horrifié de constater que cette angoisse était de toute évidence plus forte que le vide qui constituait son être, ce vide dans lequel il connaissait le calme et le repos ».


Alice Munro, Un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du toutAlice Munro, Un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout
Nouvelles | Éditions de l’Olivier / Points, 2021
Traduit de l’anglais (Canada) par Agnès Desarthe
456 pages

 


Auður Ava Ólafsdóttir, Rosa candidaAuður Ava Ólafsdóttir, Rosa candida
Roman | Éditions Zulma, 2015
Traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson
288 pages

 


Auður Ava Ólafsdóttir, Miss IslandeAuður Ava Ólafsdóttir, Miss Islande
Roman | Éditions Zulma, 2019
Traduit de l’islandais par Éric Boury
288 pages

 


Virginia Woolf, Flush : une biographieVirginia Woolf, Flush : une biographie (1932)
Roman | Éditions Le Bruit du temps, 2015
Traduit de l’anglais par Charles Mauron
160 pages

 


Philosophie, Éthologie, Histoire

Éric Baratay, Le Point de vue animal. Une autre version de l'histoireÉric Baratay, Le Point de vue animal. Une autre version de l’histoire
Seuil, coll. « L’Univers historique », 2012
400 pages

« Il faut sortir notre regard et notre réflexion du nombril humain, examiner avec générosité pour mieux voir et souligner les capacités et les potentialités des animaux, dans leurs diversités spécifiques, alors qu’on n’a fait que les nier ou les masquer pour défendre la place et les privilèges que l’espèce humaine s’est attribués. »


Éric Baratay, Biographies animalesÉric Baratay, Biographies animales. Des vies retrouvées
Seuil, coll. « L’Univers historique », 2017
304 pages

« Les animaux ne sont pas plus « naturels » que les humains. Ils ne font pas plus partie du décor terrestre que nous. […] Les animaux évoluent tous dans un environnement avec lequel ils composent, pour lequel ils s’adaptent d’eux-mêmes ou sous la force des pressions extérieures. »


Florence Burgat, La cause des animauxFlorence Burgat, La cause des animaux. Pour un destin commun
Essai | Buchet-Chastel, coll. « Dans le vif », 2015
112 pages

« Agissons conformément à notre conviction sans nous réfugier derrière le prétexte que, individuellement considérée, notre action est vaine. Enfin, ne nous laissons pas intimider par l’argument selon lequel il y a des choses  plus urgentes et plus graves. Qu’est-ce qui peut l’être au regard d’une condition dont la violence la plus extrême est légalisée partout dans le monde ? Suspectons la générosité morale et l’engagement humanitaire de ceux qui profèrent cet argument, et refusons d’admettre que les animaux passent après tout le reste. Loin d’être volée aux êtres humains, l’attention portée aux animaux, en plus d’être directement tournée vers eux et à ce titre pleinement justifiée, concourt très sûrement à la pacification des relations interhumaines. Car, en effet, comment abaisser le niveau de violence entre les êtres humains tant que l’on enseignera que la mise à mort est la relation normale avec les animaux ? »


Jessica Serra, Dans la tête d'un chatJessica Serra, Dans la tête d’un chat
Le Livre de Poche, 2021 (Éditeur d’origine : Humensciences, 2019)
352 pages

 


Bande dessinée

Blacksad, Alors, tout tombe, tome 1Juan Diaz Canales et Juanjo Guarnido, Blacksad
Tome 6, Alors, tout tombe. Première partie

Bande dessinée | Éditions Dargaud, 2021
Scénario : Juan Diaz Canales – Dessin, Couleurs : Juanjo Guarnido
60 pages

 


Jacques Ferrandez, Carnets d'OrientJacques Ferrandez, Carnets d’Orient
Cycle 1 : 1830-1954

Bande dessinée | Éditions Casterman, 2019
368 pages

Premier tome de l’intégrale des Carnets d’Orient qui réunit en un volume les cinq premiers tomes de la série (Djemilah, L’Année de feu, Les Fils du Sud, Le Centenaire, Le Cimetière des Princesses).


Benoît Sokal et François Schuiten, Aquarica Tome 2, La baleine géanteBenoît Sokal et François Schuiten, Aquarica Tome 2, La baleine géante 
Bande dessinée | Rue de Sèvres, 2022
Scénario : Benoît Sokal et François Schuiten – Dessin : Benoît Sokal
80 pages

La suite et la fin de cette fable maritime et onirique conçue par Benoît Sokal et François Schuiten (cf. tome 1, Roodhaven). La baleine géante pourra-t-elle échapper à la folie vengeresse de Baltimore et de ses hommes ? Aquarica, le savant John Greyford et le lieutenant O’Bryan partent à leur poursuite avec un double objectif : empêcher les marins d’accomplir leur dessein meurtrier et comprendre pourquoi la baleine dérive vers le nord. Quel destin est envisageable pour le peuple vivant sur le dos de la baleine tandis que le froid gagne du terrain ?

Avec cet album, nous faisons également nos adieux à Benoît Sokal qui n’a pas eu la force de dessiner les dernières pages du livre et qui est mort en mai 2021. François Schuiten, son ami de très longue date et co-auteur, a alors dessiné les 12 dernières pages de l’album. La lecture de ce dernier tome, qui porte la trace de ce passage de témoin, n’en est que plus poignante.

 

À contretemps

Dans la montée du soir vers un ciel d’un bleu à présent laiteux, les rues commençaient à s’assombrir mais la légère mélancolie qui se répandait sur l’asphalte et les façades des immeubles devait composer avec des résistances éparses du soleil qui conviaient au rêve, tantôt ilots, tantôt lézards, colonnes, dentelles…

 

Michel Lambert, Je me retournerai souventLes nouvelles de Michel Lambert sont placées sous les signes de l’irréversible et de l’irrévocable qui caractérisent notre existence. Le temps nous condamne au sens unique et rien de ce qui a été fait ne peut être défait. Cette conscience court à travers les textes. Mais, guidé par cette déclaration Je me retournerai souvent, l’auteur sonde les occasions ratées, les faux pas, le poids du secret et le ressac des souvenirs. Comme l’on porte le regard par-dessus l’épaule d’un être cher pour y discerner une lueur ou l’ombre qui s’avance.

Nous voici à contretemps. Au sens, tout d’abord, du décalage ou du heurt avec les mots qui arrivent trop tard et ceux qui sont allés trop loin. Trop tard avec « Petite Sœur » : prononcer les mots de son attachement tandis que l’histoire est déjà finie. Trop loin comme le fait résonner « Le carillon », condamnant un père au silence après avoir humilié son fils.

Se retourner : nous sommes des êtres faillibles et disposant parfois d’un temps clément. Si bien qu’un faux pas commis ici peut, dans certains cas, être rattrapé ailleurs. Mais il y a aussi les aveux tardifs, le pas de trop, la blessure ultime, l’irrattrapable. Le temps écrase alors les semelles lasses ou lâches pour céder la place aux regrets cuisants.

À contretemps, c’est aussi considérer le temps qui remonte le courant de notre existence et vient nous télescoper. D’aucuns avaient refoulé leur passé et sont renvoyés à celui-ci à l’occasion d’une musique, d’un enterrement ou d’un voyage. Tels ces trois enfants qui se retrouvent après la mort de leur mère. Fermer définitivement la porte de la maison de famille supposera, pour l’un d’eux, lever un lourd secret. Des séquences ou fantômes du passé attendent tapis dans l’ombre le moment propice pour ressurgir et cogner contre les parois de notre esprit. Ainsi, à l’évocation du chanteur Arno, la figure de Shirley revient à l’esprit d’un comédien. Le voici ramené de nombreuses années en arrière, moment de sa liaison avec la jeune femme, accablée à cette époque de tristesse et de solitude. Il ne sut y faire face, comme il ne sut ensuite conduire sa carrière. Shirley ou la métaphore de sa démarche titubante dans l’existence.

Admirateur de Lord Byron, Bob a donné rendez-vous devant la maison du poète à trois personnes : deux jeunes gens et une femme d’âge mûr. Il va les conduire à Paris et, dans son rétroviseur, il prendra la mesure de sa solitude en voyant s’amasser les nuages lourds de l’abandon. « Il pensa avec horreur que plus jamais il n’entendrait sa voix, plus jamais il ne verrait son visage [1]. »

Thomas rencontre Raya, une ancienne amie, à La Havane. Ces retrouvailles inattendues à l’autre bout du monde avec celle qu’il avait idolâtrée jadis terniront, certes, pour lui l’image de l’idéal féminin, mais elles seront aussi pour elle l’occasion de douloureuses confidences.

Trente ans ont passé. Paul revient sur les lieux de son enfance et de son adolescence. Il s’arrête devant « La maison du dentiste », celle de la famille Gontcharov. Il songe au destin douloureux de ces gens qui avaient dû fuir Moscou et réalise son égoïsme passé. Entièrement préoccupé qu’il était par lui-même, il n’avait pas cherché à regarder dans le judas de la porte de la demeure de cette famille exilée. Aujourd’hui, il s’arrête, considère la triste façade et déplore l’être indifférent qu’il a été.

Armé d’une écriture profondément picturale et atmosphérique, Michel Lambert fait défiler une galerie de personnages qui, tous, se cramponnent à la vie avec leurs fêlures et leur irréductible solitude. Il démasque subtilement notre vulnérabilité, à l’instar de la peur qui étreint Samy dans « La nuit de Prague ». Il nous confronte à nos identités égarées, à notre difficulté à faire coïncider celui que nous fûmes ou aspirions à devenir et celui que nous sommes devenus effectivement. Les choix, les non-choix, les peurs intimes, le hasard des circonstances… Il renvoie par là même chacun à son propre questionnement vis-à-vis de ce bref temps dont nous disposons pour accomplir notre trajet existentiel.

Car que retenir en définitive de ce parcours ? Aveu de nos défaites inéluctables ? Invitation à nous ressaisir pour ne pas finir par trembler totalement sur nos bases, comme Thomas qui a « l’impression d’être une feuille qui tremble au moindre souffle [2] » ? Nous n’arrêterons sans doute pas la marée de nos souvenirs qui constituent en partie la trame de notre être, ces échos du passé toujours susceptibles de s’agripper à notre mémoire pour nous clouer au sol ou nous enrober de leurs heures tendres. Mais le temps aboli l’est définitivement, et nous pouvons nous efforcer d’être attentifs au réel, qui ne saurait être ailleurs qu’ici et maintenant. Il s’agit alors de marcher avec le temps et non pas contre lui. L’occasion demande à être saisie lorsqu’elle se présente, parce qu’elle ne se présentera peut-être jamais plus. Elle est cette étoile filante évoquée par Jankélévitch qui nous invite à l’attraper par les cheveux. Pour nous tenir loin des carillons vengeurs et tenter de capter la grâce de l’impromptu.

Je me retournerai souvent
Michel LAMBERT
Pierre-Guillaume de Roux, 2020
208 pages


[1] M. Lambert, Je me retournerai souvent, Paris, Pierre-Guillaume de Roux, 2020, p. 133.
[2] Ibid., p. 162.


Parution

Alkemie n°27, Le temps

Réapprendre à vivre avec le Loup des steppes

Harry Haller, le « Loup des steppes », est un être solitaire et déraciné. Exilé en ce monde, ne prenant guère part au festin de la vie, il mène l’existence d’un « suicidé ». Son « ombrageuse distance », sa vive écorchure, son sentiment d’être égaré parmi les hommes l’amènent au bord du rivage mortel. Le suicide représente sa tentation, « le genre de mort le plus vraisemblable » à ses yeux, mais cette ligne de faille, cette « faiblesse apparente », va précisément se transformer en « une force et un appui ».
Hermann Hesse met ici en évidence un point d’importance majeure, à savoir que l’idée du suicide peut être à la source d’une ténacité en mesure de dissuader du désir d’abréger son existence.

« L’idée que le chemin de la mort lui était accessible à n’importe quel moment, il en fit, comme des milliers de ses semblables, non seulement un jeu d’imagination d’adolescent mélancolique, mais un appui et une consolation. […] Il existe beaucoup de suicidés qui puisent dans cette idée des forces extraordinaires. »

De la noirceur, d’une lucidité qui n’ouvre pas de porte à l’espoir, peut s’extraire alors une force à la fois inspiratrice et source d’énergie, invitation à intégrer la souffrance et à assumer notre propre mortalité. Plus réfléchi que ses semblables dont il observe l’agitation, triste et clairvoyant, délicat et sensible, éprouvant toute « l’ambiguïté de la vie humaine », Harry est parfois prêt à vaciller, traverse de puissantes tempêtes intérieures, mais ne se supprime pourtant pas : « il entend vivre derrière les vitres le monde et les humains, se sait exclu, mais ne se tue pas, car un reste de foi lui dit qu’il lui faut absorber jusqu’à la lie cette souffrance, cette souffrance empoisonnée qui est dans son cœur, et que c’est d’elle, de cette souffrance, qu’il lui faut mourir. »

La première prise de conscience déterminante de Harry a consisté à réaliser que chacun ne se définit que par son arrachement primordial et qu’il lui revient d’accepter son déracinement. « Au début de toutes choses, il n’y a ni innocence ni ingénuité ; tout ce qui est créé, même ce qui apparaît comme le plus simple, est déjà coupable, déjà lancé dans le torrent boueux du devenir, et ne peut jamais, jamais remonter le courant. » Mais il comprend que cela ne saurait véritablement avoir lieu pour celui qui est dépourvu du sens de sa propre dérision. Pablo qui adoptera, plus tard, la figure de Mozart pour mieux le convaincre de la solidité de cet enseignement, lui déclare ainsi : « tout humour un peu élevé commence par cesser de prendre au sérieux sa propre personne ».

Harry va être guidé par Hermine, « sorte de miroir » féminin de lui-même. En le faisant pénétrer dans le théâtre magique, elle va permettre à Harry de suivre un chemin initiatique le conduisant peu à peu à consentir à lui-même et au monde. Hermine lui apprend, notamment, à briser la raideur de sa marche en lui enseignant des danses gaies et légères comme le fox-trot. Danse, musique, ivresse de la fête… Initiation aux « jeux légers de la vie ». Sous l’impulsion de Hermine, Harry est amené à comprendre que le goût de vivre dont il retrouve peu à peu la saveur ne peut acquérir sa densité sans la capacité d’associer la gravité à l’esprit de légèreté ou d’innocence.

Mais il échoue à l’ultime étape, confondant le monde symbolique de fictions du théâtre magique avec la réalité : rattrapé par le froid et l’amertume, pensant voir là une invitation à réaliser le désir de Hermine qui lui avait annoncé qu’il la tuerait, il lui plante un couteau dans le ventre lorsqu’il la voit allongée nue à côté de Pablo. Harry, réalisant qu’il a tué celle qu’il aimait, mesure l’horreur de son acte et réclame alors une punition. Que manifeste Harry à travers cet acte et sa demande de châtiment ? La mise en scène avait valeur de test, au seuil duquel Harry a échoué, révélant là combien il reste prisonnier de ses tensions internes, de son pathétique, de son besoin de culpabilité et d’expiation. Au fond, il n’a su que manifester son incapacité à se déprendre de l’esprit de sérieux.

Il est alors condamné à « apprendre à rire ». Pour cela, il aura pour guide Mozart, son artiste préféré. Outre l’accord avec les goûts personnels de Harry, le choix de Mozart n’a rien de fortuit, dans la mesure où il incarne l’un des plus grands maîtres de l’alchimie de la profondeur et de la légèreté, creusant perpétuellement ses notes de ces tonalités irréductiblement contrastées du réel, sachant ainsi aspirer de la gravité la légèreté qui serpente dans ses filets. On retrouve là l’écho nietzschéen, qui n’a d’ailleurs pas manqué de saluer chez le musicien cette capacité à être léger par profondeur.

Reconnaissance des alliances contradictoires, du fait que nous ne sommes que ce contraste, à la source de notre distorsion, de notre déchirure intérieure tout autant que de notre capacité à retourner celle-ci en rire et en joie. Pour amener Harry à cette prise de conscience, Mozart va s’attacher à tordre à l’extrême cette distorsion. Pour cela, il lui fait écouter un concerto de Haendel via un appareil de T. S. F. Un rendu massacrant pour les oreilles de Harry, qu’il qualifie de « mélange de viscose glutineuse et de caoutchouc mâché ». L’allusion à notre civilisation technique et à la désacralisation de l’art qu’elle peut opérer est bien sûr présente, mais le symbole va plus loin. Considérant la figure horrifiée du loup des steppes, Mozart se met à rire, continuant à répandre dans l’air les notes de musique par le canal de l’appareil sacrilège. L’enjeu est d’amener Harry à savoir apprécier la beauté de cette musique par-delà les grésillements de l’appareil. Car l’esprit de cette musique n’est pas détruit, malgré ce qu’elle subit comme dommages. La T. S. F. ou la vie, c’est idem. « Toute la vie est ainsi, mon petit, et nous devons la laisser telle, et, si nous ne sommes pas des ânes bâtés, nous devons en rire. » Savoir s’habituer à écouter la T. S. F. de la vie revient à apprendre à rire, « à concevoir l’humour de la vie ».

Au bout du compte, Harry garde certes sa déchirure ; il la conservera jusqu’à la fin, comme l’écho intérieur sans doute de tout homme qui a sondé son angoisse. Mais, outre qu’il ne songe plus à s’ôter la vie, il perçoit désormais que s’il est une planche de salut pour l’existant, elle réside dans la capacité à assumer sa déchirure avec la distanciation offerte par l’appoint de l’humour. Au terme de sa confession et après son cheminement difficile, le loup des steppes en vient ainsi à l’apologie de la suprême sagesse, celle du rire humoristique et de sa stimulation profonde :

« j’étais prêt à recommencer une fois de plus la partie, à en goûter de nouveau les tortures, à frémir devant son absurdité, à retraverser encore et toujours l’enfer qui était en moi. Un jour, je saurais jouer la partie d’échecs. Un jour j’apprendrais à rire. »

Le loup des steppes (1927)
Hermann HESSE
Presses Pocket, 1985
Traduit de l’allemand par Juliette Pary

Allumer la mèche

Auður Ava Ólafsdóttir, Ör

Jónas Ebeneser, âgé de quarante-neuf ans, estime n’avoir plus grand-chose à apporter aux femmes de sa vie, les trois Guðrún que sont sa mère, son ex-femme et sa fille. S’agissant de lui-même, il ne parvient guère à cerner les contours de son être et ne voit pas ce qui pourrait lui donner l’élan de persévérer dans son existence. « Je ne sais pas qui je suis. Je ne suis rien et je n’ai rien », déclare-t-il à sa mère. Mais l’esprit égaré de son grand âge, tel « un émetteur qui ne capterait plus le signal », ne lui permet pas d’entendre l’expression du malheur de son fils.

C’est alors animé de l’intention de se suicider qu’il part dans un des pays les plus dangereux au monde, à peine sorti des affres de la guerre. Les ruines et les mines parsemant la terre comme lieu de sa mort proche, voilà le cadre posé. Toutefois, en fin bricoleur, il emporte sa caisse à outils et sa perceuse. Métaphore de son attention aux autres, c’est grâce à ces précieuses armes de réparation qu’il va tisser de nouveaux liens avec son existence. Jonas met ainsi son savoir et sa débrouillardise au service des êtres meurtris par la guerre qu’il rencontre à l’Hôtel Silence et alentour. Et il le constate peu à peu : son cœur bat encore. Cela suffira-t-il à le faire renoncer à son désir d’en finir ?

Avec poésie, humour et sensibilité, l’écrivaine islandaise Auður Ava Ólafsdóttir nous entraîne sur les pas égarés de Jónas. Elle nous invite ainsi à réfléchir sur nos propres cicatrices – telle est la signification du terme « ör » –, et sur notre capacité à les surmonter pour maintenir le fil ténu de nos existences.

Ör
Audur Ava ÓLAFSDÓTTIR
Éditions Zulma, 2020
Traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson
208 pages

Lectures | Sélection 2021

Les livres que j’ai aimés en 2021

 

Littérature, Art

Eva Baltasar, PermafrostEva Baltasar, Permafrost
Roman | Verdier, 2020
Traduit du catalan par Annie Bats
128 pages

Un roman grave, écrit au scalpel et empreint d’un humour mordant.

Extrait : « Réussir son suicide tient aujourd’hui de la prouesse. Le monde est plein de malotrus diplômés en secourisme, ils sont partout, discrets et gris comme des pigeons femelles, mais aussi agressifs que des mères. Ils défient la mort des autres avec leurs massages cardiaques et leurs impeccables manœuvres de Heimlich. […] Mourir dans un coin, ça serait bien, ça devrait être possible de louer des coins pour bien mourir, sans interférences, sans bouteilles d’oxygène autopropulsées qui te tombent dessus par surprise juste au dernier moment, un coin où les mesures de sécurité te garantiraient, t’assureraient une mort comme il faut. » (p. 17-18)


Nicolas Bouvier, Routes et DéroutesNicolas Bouvier, Routes et Déroutes. Entretiens avec Irène Lichtenstein-Fall [1992]
Entretiens | Éditions Métropolis, 2004
256 pages

 


Jean-Louis Fournier, Merci qui ? Merci mon chienJean-Louis Fournier, Merci qui ? Merci mon chien
Buchet-Chastel, 2020
224 pages

Accompagné de sa chatte Artdéco, Jean-Louis Fournier nous propose un parcours tendre et facétieux pour remercier les animaux de l’amour qu’ils nous apportent. Et pour dénoncer l’ingratitude de nombre de nos congénères envers eux. L’on peut, avec l’auteur, reprendre ces mots de Christian Bobin : « [Il faut] leur savoir gré de poser sur nous la douceur de leurs yeux inquiets sans jamais nous condamner. »


Arnaldur Indridason, La Femme en vertArnaldur Indridason, La Femme en vert
Policier | Points, coll. « Points Policier », 2007
Traduit de l’islandais par Éric Boury
360 pages

« Y a-t-il quelqu’un pour condamner le meurtre d’une âme ? »

Un texte particulièrement éprouvant parce qu’il aborde le thème de cette enfer domestique que l’on nomme pudiquement « violences conjugales ». Comme le relève Mikkelina : « Voilà un mot bien édulcoré pour décrire l’assassinat d’une âme. Un terme politiquement correct à l’usage des gens qui ne savent pas ce qui se cache derrière. Vous savez ce que c’est, de vivre constamment dans la terreur ? »


Arnaldur Indridason, Les Nuits de ReykjavikArnaldur Indridason, Les Nuits de Reykjavik

Policier | Points, coll. « Points Policier », 2016
Traduit de l’islandais par Éric Boury
360 pages

« Avant de s’endormir, il avait longuement pensé à cette jeune fille de l’École ménagère et à la disparue de Thorskaffi en se demandant si ce n’était pas sa passion pour les destins tragiques qui l’avait conduit à s’engager dans la police. »

Erlendur n’est alors qu’un simple agent de police, mais, intrigué par la mort déclarée accidentelle d’un clochard prénommé Hannibal, qu’il avait rencontré à diverses reprises lors de ses patrouilles de nuit, il entame une enquête discrète.
Suivant les investigations du jeune policier, se dessinent déjà les traits saillants de sa personnalité : un intérêt pour les êtres disparus et un tempérament sombre. Alors qu’Erlendur observe la vagabonde Thuri monter dans l’autobus pour se laisser conduire au hasard, Indridason écrit : « Sa vie était un voyage sans but et, en voyant l’autobus s’éloigner de Hlemmur, Erlendur avait presque l’impression de se voir à sa place, voyageur solitaire et sans but, condamné à une éternelle errance dans l’existence. »

À l’issue de cette première enquête officieuse, menée avec succès et opiniâtreté, la commissaire Marion Briem invite Erlendur à la rejoindre à la brigade criminelle. À suivre dans Le Lagon noir.


Arnaldur Indridason, Les Fantômes de ReykjavikArnaldur Indridason, Les Fantômes de Reykjavik

Policier | Métailié Noir, coll. « Bibliothèque nordique », 2020
Traduit de l’islandais par Éric Boury
320 pages

Une construction du récit magistrale. Les enquêtes conduites ici par Konrad, un policier à la retraite, semblent démarrer doucement, puis elles gagnent en intensité, créant un profond suspense maintenu jusqu’au dénouement.
Konrad, à l’instar d’Erlendur, parvient à se ressaisir de ses propres failles pour faire montre de compassion et rendre aux êtres martyrisés et négligés une sépulture digne.


Michel Lambert, Je me retournerai souventMichel Lambert, Je me retournerai souvent
Nouvelles | Pierre-Guillaume de Roux, 2020
208 pages

Chronique de l’ouvrage publiée sous le titre « À contretemps » dans le n°27 de la revue Alkemie.


Auður Ava Ólafsdóttir, ÖrAuður Ava Ólafsdóttir, Ör
Roman | Éditions Zulma, 2020
Traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson
208 pages

 


James Salter, L'Homme des hautes solitudesJames Salter, L’Homme des hautes solitudes
Roman | Points, 2014
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Antoine Deseix
264 pages

« Cette première et grandiose image devait bouleverser la vie de Rand. La montagne l’aimantait, elle s’élevait avec une lenteur infinie comme une vague prête à l’engloutir. Rien ne pouvait lui résister, rien ne pouvait lui survivre. »

La prose splendide de James Salter couplée à l’exaltation des hauts sommets, entre quête de l’ultime dépassement de soi et tentation du vide.


Lydie Salvayre, La DéclarationLydie Salvayre, La Déclaration (1990)
Roman | Points, coll. « Points », 1999
128 pages

« J’arpente mon malheur. Il est vaste et se déplace. Je marche pour perdre son souvenir dans la foule mais son souvenir est partout dans la foule. Je crois reconnaître son manteau gris au bout de chaque rue, au fond de chaque place, et mon cœur saute dans ma tête chaque fois.
Depuis qu’elle m’a quitté, je n’ai pas croisé un regard. »

« Un sang d’une légèreté de champagne bat à mes tempes et réanime des forces que je croyais mortes à jamais. Je me sens fort, décidé à vivre. C’est la première fois. »

Un texte dense, direct, qui fouille sans détour les recoins plus ou moins malodorants de nos âmes. Un texte qui sonde les cœurs blessés, dans leur oscillation essentielle : proches de l’extinction et prêts à reprendre une cadence…


Lydie Salvayre, FamilleLydie Salvayre, Famille
Nouvelle | Éditions Tristram, 2021
38 pages

« Le spécialiste a dit que le fils était schizophrène. Quelle honte dit le père. Ça ne doit pas sortir de la famille dit la mère. »

Un fils schizophrène, des parents ignorants et défaillants qui s’enferment dans le déni : « avec les psychiatres moins tu en dis mieux tu te portes ». Un père épuisé, violent et alcoolique. Une mère étouffante et abreuvée de télévision, à la sauce feuilleton sentimental américain. Et un fils dont on ignore la maladie mentale, au bord de la bascule criminelle.

« Je me sens dit le fils d’une humeur homicide. Je roule la vengeance au gouffre de mon cœur. Un bon assassinat me détendrait les nerfs.

Dis-lui ses quatre vérités à cette salope ! crie la mère à Bradley lorsque Jessica sapée comme une pute lui annonce qu’elle part le week-end à Las Vegas avec une amie de bureau, tu parles ! Je suis fatigué d’être dit le fils. Y aurait-il un humain en ce monde pour entendre ce que je dis ? Ta maman est là mon chéri dit la mère. Où peut-on être mieux qu’auprès de sa maman ? »

Le drame frappe à la porte de cette Famille, sous la plume cinglante et percutante de Lydie Salvayre.


Joël Vernet, Marcher est ma plus belle façon de vivreJoël Vernet, Marcher est ma plus belle façon de vivre
Notes éparses | La rumeur libre, 2021
112 pages

« La marche est mon souffle, ma plus belle façon de vivre. »


Marguerite Yourcenar, Les Yeux ouvertsMarguerite Yourcenar, Les Yeux ouverts
Entretiens avec Matthieu Galey

Entretiens | Le Livre de Poche, 1981
319 pages

« Nous passons tous, sans cesse, par des seuils initiatiques. Chaque accident, chaque incident, chaque joie et chaque souffrance est une initiation. Et la lecture d’un beau livre, la vue d’un grand paysage peuvent l’être aussi. Mais peu de gens sont assez attentifs ou réfléchis pour s’en rendre compte. »


Philosophie

Florence Burgat, Vivre avec un inconnuFlorence Burgat, Vivre avec un inconnu. Miettes philosophiques sur les chats
Essai | Rivages, coll. « Rivages Poche Petite Bibliothèque », 2016
112 pages

 


Marcel Conche, Ma vie antérieureMarcel Conche, Ma vie antérieure
Encre marine, 1998
160 pages

 


Frédéric Gros, Marcher, une philosophieFrédéric Gros, Marcher, une philosophie
Essai | Flammarion, coll. « Champs essais », 2019
320 pages

 


Frédéric Gros, Petite bibliothèque du marcheurFrédéric Gros, Petite bibliothèque du marcheur
Anthologie | Flammarion, coll. « Champs classiques », 2011
304 pages

« Philosopher, c’est faire vivre en soi le paysage de certaines questions ».

 


Étienne Klein, Psychisme ascensionnelÉtienne Klein, Psychisme ascensionnel. Entretiens avec Fabrice Lardreau
Arthaud, coll. « Versant intime », 2020
160 pages

« Psychisme ascensionnel » est une expression empruntée à Gaston Bachelard qui qualifie par ces termes la philosophie de Nietzsche (Cf. L’Air et les songes, chapitre V). Dans cet ouvrage d’entretiens avec Fabrice Lardreau, Étienne Klein, physicien et philosophe des sciences, revient sur sa passion pour la montagne. Celle-ci offre présence à soi, déploiement de la pensée, confrontation aux ressources du corps et à ses liens troubles avec l’esprit.
À travers son expérience de la randonnée et, surtout, de l’escalade et du trail, E. Klein a pu trouver une profonde élévation :  celle de son être propre qui, s’affrontant aux lois de la gravité, accède à la beauté fascinante des hauts sommets, mais aussi du soi avec les autres à travers l’amitié et la solidarité qui se noue avec l’esprit de cordée.


Sven Ortoli, Marcher avec les philosophesSven Ortoli, Marcher avec les philosophes
Philo Éditions, 2018
219 pages

Avec Pascal Bruckner, Cédric Gras, Frédéric Gros, Nancy Huston, Jean-Paul Kauffmann, Alexis Lavis, David Le Breton, Michel Malherbe, Michel Serres et les illustrations d’Emmanuel Guibert.
Sous la direction de Sven Ortoli.


Franz Overbeck, Souvenirs sur Friedrich NietzscheFranz Overbeck, Souvenirs sur Friedrich Nietzsche
Éditions Allia, 2006
Traduit de l’allemand par Jeanne Champeaux
64 pages

 


Bande dessinée

Blake et Mortimer – Le Cri du MolochJean Dufaux, Christian Cailleaux et Etienne Schréder, Blake et Mortimer – Le Cri du Moloch
Bande dessinée | Éditions Blake et Mortimer, 2020
Scénariste : Jean Dufaux – Dessinateurs : Christian Cailleaux et Etienne Schréder
56 pages


Emmanuel Lepage, Sophie Michel et René Follet, Les Voyages d'UlysseEmmanuel Lepage, Sophie Michel et René Follet, Les Voyages d’Ulysse
Bande dessinée | Daniel Maghen éditions, 2016
Scénariste : Sophie Michel – Dessinateurs : Emmanuel Lepage et René Follet
264 pages

Une Odyssée au féminin particulièrement remarquable. Suivre la quête de Salomé à travers les flots, c’est entrer dans un parcours exaltant pour retrouver les toiles d’Ammôn Kasacz. Créations picturales qui sont un hommage profond à Homère, ainsi qu’à la mère de Salomé qui admirait son œuvre et berçait ses enfants de la lecture de celle-ci. Pourquoi Salomé part-elle à la recherche des peintures de Kasacz ? À vous de le découvrir dans Les Voyages d’Ulysse. L’ouvrage lui-même est un petit bijou à tous égards : le fil du récit doté d’une grande poésie, les extraits d’Homère encartés sur papier calque et la qualité graphique servie par des dessins magnifiques réalisés par Emmanuel Lepage et René Follet.

À ceux qui ne se pencheront plus sur notre épaule

La perte de ceux qui s’intéressaient vraiment à ce que l’on est, à ce qui nous anime. Qui avaient saisi notre sensibilité, cerné les contours de notre intelligence, repéré nos aptitudes les plus profondes. Et qui nous suivaient de près ou de loin.

C’est toujours un peu pour eux que l’on écrit, pour eux que l’on s’exprime ou que l’on entreprend une œuvre nouvelle. Comme lorsque l’on marche dans la rue en pensant à un être aimé et que l’on a l’impression qu’il nous regarde, qu’il nous accompagne en chemin. Ses yeux sont posés sur nous, ils nous devinent et nous enrobent de leur bienveillance.

Peut-être qu’ils nous liront, qu’ils nous écouteront et salueront, alors, le style d’écriture, une réflexion pertinente ou un trait d’humour habilement dissimulé.

Et dans ce « peut-être » se glissait une stimulation unique.

Qui sont-ils ces caresseurs d’épaule ? Pas forcément un parent, un amant ou un ami. La rencontre peut certes déboucher sur une amitié ou une relation amoureuse, mais elle peut aussi bien être brève, quoique décisive.

Il y a eu telle observation, telle remarque qui a scellé notre vocation encore balbutiante ou timide. Il y a encore ces mots qui ont ravivé la flamme, tendu à nouveau l’arc de la création alors que l’énergie manquait.

Lorsque ces êtres s’éteignent, c’est alors le sentiment d’un abandon infini qui émerge. Souffle sur la plume qui fait désormais défaut…

Mais c’est pour eux qu’il faut continuer. Le manque même de leur existence doit nous inciter à poursuivre. Pour leurs mots, leurs efforts, leur application. Mais aussi pour, à notre tour, nous pencher sur quelque épaule qui tremble.

 

Le souffle de l’horreur

« “Pourquoi vous faites ces photos ?” Je restai silencieux, il n’insista pas. La question ne m’était pas destinée. Elle n’avait été ni murmurée ni posée à haute voix, on aurait dit un souffle de vent échappé de vents déchaînés et lointains, nous frôlant à peine et continuant sa course à travers champ. »

Hubert Mingarelli, La Terre invisible

Peut-on saisir le souffle de l’horreur, en dessiner la figure à travers les visages de ceux qui l’ont laissé commettre ? Le roman d’Hubert Mingarelli, La Terre invisible, nous plonge en juillet 1945 dans l’Allemagne occupée. Un photographe britannique a assisté à la libération d’un camp de concentration. Poursuivi par ces images, il ne peut se résoudre à rentrer chez lui. Il décide alors de partir sur les routes pour photographier les habitants de la région. Il sera escorté dans ce périple par un jeune soldat nommé O’Leary qui, venant tout juste d’arriver, n’a rien vécu de la guerre.

Le photographe trouvera-t-il la clé de l’innommable sur les traits des personnes qui vivaient à proximité des camps et ont fermé les yeux pour ignorer cette entreprise de mort ? Est-ce cela qu’il cherche ou juste à dissiper le cauchemar qui revient le hanter presque chaque nuit : les morts qui tentent de soulever avec leurs jambes la bâche qui les recouvre ?

Hubert Mingarelli s’emploie, avec poésie et subtilité, à laisser la place aux non-dits et au silence. Le photographe n’éclaire pas O’Leary sur les motivations qui le poussent à faire poser les gens de cette terre devant leurs maisons. Sait-il, d’ailleurs, lui-même ce qu’il entend discerner sur les photos qu’il a réalisées ? La façon dont la vie se poursuit pour ceux qui ont côtoyé ces atrocités ou bien comment celles-ci ont imprimé leurs traces sur les êtres ? Le jeune soldat, quant à lui, est hanté par un secret intime dont il ne parle pas. Pourquoi se réfugiait-il dans les dunes de Lowestoft pour y dormir ? Nous n’en saurons rien.

L’écrivain donne libre cours à notre questionnement et à notre imaginaire. Dès lors, ce texte peut se lire comme une errance autour de l’enfer dont on chercherait à capter les indices ou à se libérer pour parvenir à vivre ensemble.

La Terre invisible
Hubert MINGARELLI
Points, 2020
120 pages

Peine

Une peine n’en compense pas une autre.

Une peine n’en supplante pas une autre.

Une peine n’en ridiculise pas une autre.

La peine arrogante n’est plus la peine.

La peine est humble. Elle se traîne, elle suffoque, se recroqueville, elle réserve ses larmes aux heures terribles. Elle tente de se relever. Elle aura besoin de temps, mais elle donne un coup de tête.

Pour s’affronter elle-même. Être sa propre peine. Celle qui ne se compare pas, qui doit s’en sortir seule.

La peine n’est telle que si elle se reconnaît elle-même dans sa modestie et sa solitude : unique, en compétition avec aucune autre.

La peine se donne la peine.

La peine est à l’image du malheur qu’elle affronte, commun et singulier.

[Septembre 2020]

Lectures | Sélection 2020

Les livres que j’ai aimés en 2020

 

Littérature, Art

Eva Bester, Léon SpilliaertEva Bester, Léon Spilliaert- Œuvre au noir (Ostende 1881 – Bruxelles 1946) 
Essai | Éditions Autrement, coll. « Essais et documents », 2020
112 pages

« Ses paysages sont des asiles, ses portraits, les effigies de nos âmes sombres.
Avec ses natures mortes, il transcende le réel et rend le banal fantastique.
C’est un alchimiste  : de la boue et la sombreur, il fait du sublime.
Spilliaert donne du panache au spleen. »


Hannelore Cayre, La DaronneHannelore Cayre, La Daronne
Roman | Points, coll. « Points Policier », 2018
192 pages

Une écriture nerveuse et un humour décapant qui font mouche !


Velickovic. Le grand style et le tragiqueJean-Luc Chalumeau (direction scientifique), Velickovic. Le grand style et le tragique
Fonds Hélène & Édouard Leclerc, 2019
216 pages

Catalogue de l’exposition présentée au Fonds Hélène & Edouard Leclerc, Landerneau (15 décembre 2019 – 26 avril 2020).


J. M. Coetzee, Elizabeth CostelloJ. M. Coetzee, Elizabeth Costello
Roman | Points, 2006
Traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Catherine Lauga du Plessis
320 pages

Elizabeth Costello est une romancière australienne de renom. Mais c’est aussi une femme vieillissante, blessée et fatiguée. Nous la suivons lors d’une tournée de conférences, qu’elle effectue comme elle ferait un dernier tour de piste, vacillant face à la cruauté, au mal et à la mort qui l’attend au tournant. Un texte profond et poignant de J. M. Coetzee.


Arnaldur Indridason, BettýArnaldur Indridason, Bettý
Roman | Points, coll. « Points roman noir », 2012
Traduit de l’islandais par Patrick Guelpa
240 pages

« Je n’ai jamais aussi bien connu une femme et pourtant, aucune ne m’a été autant étrangère. Elle a été pour moi comme un livre ouvert et en même temps une énigme absolument indéchiffrable. »

Du côté de Reykjavík, la perfidie et l’avidité se parent du visage de la séduction, comme sous toutes les latitudes. Mais ici, ils portent le prénom de la magnétique Bettý. Un piège soigneusement ourdi, dont les ficelles nous sont révélées avec la minutie d’un art maîtrisé sous la plume d’Indridason. Palpitant.


Arnaldur Indridason, Le Lagon noirArnaldur Indridason, Le Lagon noir
Policier | Points, coll. « Points Policier », 2017
Traduit de l’islandais par Éric Boury
384 pages

Deux enquêtes menées par Marion et Erlendur composent Le Lagon noir. La première concerne le meurtre d’un Islandais, prénommé Kristvin. Le lien avec la base militaire américaine est rapidement établi. Les investigations seront difficiles sur fond de guerre froide. La seconde enquête s’intéresse à un dossier « froid » : la disparition d’une jeune fille, vingt-cinq ans auparavant, alors qu’elle se rendait à l’école. Erlendur veut percer le mystère de celle-ci. Il n’est alors qu’un jeune inspecteur âgé de trente-trois ans, mais son intérêt pour les êtres disparus est déjà manifeste. Cet intérêt qui ne le lâchera plus…

Alors que Marion demande à Erlendur :

– Mais qu’est-ce qui est tellement instructif ? Ces gens qui se sont perdus ? Ceux qui sont morts ? Qu’est-ce que tu vois d’intéressant là-dedans ?
[…]
– Ce n’est peut-être pas forcément… peut-être pas uniquement la question de ceux qui meurent ou qui se perdent, mais plutôt…
– Oui ?
– … plutôt de ceux qui restent, ceux qui doivent lutter contre les questions laissées en suspens. C’est peut-être ça qui est le plus intéressant.
[…]
– Je crois que les gens qui ont vécu un deuil traumatisant ont l’impression d’être eux-mêmes un peu morts, il m’est difficile d’être plus clair.


Arnaldur Indridason, Les fils de la poussièreArnaldur Indridason, Les fils de la poussière
Roman | Éditions Métailié, coll. « Bibliothèque Nordique », 2018
Traduit de l’islandais par Eric Boury
304 pages


Arnaldur Indridason, Le DuelArnaldur Indridason, Le Duel
Policier | Points, coll. « Points Policier », 2015
Traduit de l’islandais par Éric Boury
408 pages

 


Pierre Loti, Le livre de la pitié et de la mortPierre Loti, Le livre de la pitié et de la mort inclus Vie de deux chattes
Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2013
224 pages

« J’ai vu souvent, avec une sorte d’inquiétude infiniment triste, l’âme des bêtes m’apparaître au fond de leurs yeux – l’âme d’un chat, l’âme d’un chien, l’âme d’un singe, aussi douloureuse pour un instant qu’une âme humaine, se révéler tout à coup dans un regard et chercher mon âme à moi, avec tendresse, supplication ou terreur… Et j’ai peut-être eu plus de pitié encore pour ces âmes des bêtes que pour celles de mes frères, parce qu’elles sont sans parole et incapables de sortir de leur demi-nuit, surtout parce qu’elles sont plus humbles et plus dédaignées. » (Vies de deux chattes)


Hubert Mingarelli, La Terre invisibleHubert Mingarelli, La Terre invisible
Roman | Points, 2020
120 pages

« “Pourquoi vous faites ces photos ?” Je restai silencieux, il n’insista pas. La question ne m’était pas destinée. Elle n’avait été ni murmurée ni posée à haute voix, on aurait dit un souffle de vent échappé de vents déchaînés et lointains, nous frôlant à peine et continuant sa course à travers champ. »


Tommy Orange, Ici n'est plus iciTommy Orange, Ici n’est plus ici
Roman | Albin Michel, 2019
Traduit de l’américain par Stéphane Roques
352 pages


Frédéric Pajak, Manifeste incertain 9Frédéric Pajak, Manifeste incertain 9
Avec Pessoa. L’Horizon des événements. Souvenirs. Fin du Manifeste

Éditions Noir sur Blanc, 2020
352 pages

 


Annie Saumont, Ce soir j'ai peurAnnie Saumont, Ce soir j’ai peur
Roman | Julliard, 2015
144 pages

Jane, étudiante en gymnastique, a empoisonné Pierre, son amant de vingt ans plus âgé qu’elle. Quels sont les motifs réels de cet assassinat ? Ce sont les remords de Jane et les sombres méandres de son âme qu’Annie Saumont nous invite à sonder au fil de son écriture subtile et percutante.


Bernhard Schlink, OlgaBernhard Schlink, Olga
Roman | Gallimard, coll. « Folio », 2020
Traduit de l’allemand par Bernard Lortholary
320 pages

« Face à la neige et à la glace, aux armes et à la guerre, là vous vous sentez à la hauteur, vous les hommes, mais pas face aux questions d’une femme. »

Intelligence, sensibilité, profondeur. C’est avec ces qualités que l’écrivain nous dresse le superbe portrait d’Olga. Une femme lucide quant aux illusions et à la lâcheté des hommes, mais qui sait les aimer jusque dans leurs failles les plus sombres. Au prix d’une solitude et d’une tristesse sans bornes…


Vanessa Springora, Le ConsentementVanessa Springora, Le Consentement
Grasset, 2020
216 pages


Tarjei Vesaas, Le Palais de glaceTarjei Vesaas, Le Palais de glace
Roman | Babel, 2016
Traduit du norvégien par Jean-Baptiste Coursaud, Babel, 2016
224 pages

Le lien immédiat qui unit les deux fillettes Siss et Unn. Et, derrière cette chaleur naissante, la glace qui fascine et emprisonne… Un texte magnifique de Tarjei Vesaas.


Philosophie, ethnologie

Étienne Bimbenet, L'animal que je ne suis plusÉtienne Bimbenet, L’animal que je ne suis plus
Essai | Gallimard, coll. « Folio essais », 2011
512 pages

 


Chapouthier et Nouët, Les droits de l'animal aujourd'huiGeorges Chapouthier et Jean-Claude Nouët (textes réunis par), Les droits de l’animal aujourd’hui
Corlet Publications, coll. « Panoramiques », 1997
244 pages

Avec les textes de : Françoise Armengaud, Thierry Auffret van der Kemp, Jean-Jacques Barloy, Monique Bourdin, Florence Burgat, Albert Brunois, Georges Chapouthier, Philippe Diolé, Sylvie Frackowiak, Elisabeth Hardouin-Fugier, Alfred Kastler, Robert Mallet, Thierry Maulnier, Théodore Monod, Jean-Claude Nouët, Jean Proteau, Étienne Wolff et Marguerite Yourcenar.


La question animaleCollectif, La question animale
Revue Études – Les Essentiels, 2020
128 pages

Avec les textes de : Éric Charmetant (préface), Jocelyne Porchet, Dominique Lestel, Laurence Devillairs, Alain Prochiantz (entretien), André Wénin.


T. C. McLuhan, Pieds nus sur la terre sacréeT.C. McLuhan (textes rassemblés par), Pieds nus sur la terre sacrée
(Extraits I, II)
Gallimard, coll. « Folio Sagesses », 2015
Traduit de l’anglais (Canada) par Michel Barthélémy
128 pages

Cet ouvrage reprend les deux premières parties de Pieds nus sur la terre sacrée (qui en comprend quatre).


Arthur Schopenhauer, Journal de voyageArthur Schopenhauer, Journal de voyage
Mercure de France, coll. « Le Temps retrouvé », 1989
Traduit de l’allemand et préfacé par Didier Raymond
352 pages


Bande dessinée

Les Vieux Fourneaux - Tome 6Wilfrid Lupano et Paul Cauuet, Les Vieux Fourneaux
Tome 6, L’Oreille bouchée
Bande dessinée | Dargaud, 2020
Scénariste : Wilfrid Lupano – Dessinateur : Paul Cauuet


Voutch, De surprise en surpriseVoutch, De surprise en surprise 
Dessins d’humour | Le cherche midi, coll. « Bibliothèque du dessinateur », 2020
64 pages

Le Consentement

« Ce n’est pas mon attirance à moi qu’il fallait interroger, mais la sienne. »

Vanessa Springora, Le ConsentementVanessa Springora a attendu trois décennies avant d’écrire cet ouvrage consacré à sa relation avec l’écrivain Gabriel Matzneff, alors quinquagénaire, tandis qu’elle était âgée de quatorze ans. Le temps pour elle de la nécessaire distance intérieure pour affronter la figure nauséabonde de G., ainsi qu’elle le nomme dans son livre, afin non seulement de « prendre le chasseur à son propre piège, l’enfermer dans un livre », mais aussi d’être capable de mettre les mots sur la vulnérabilité de l’adolescente qu’elle était.

Le Consentement est ainsi l’ouvrage d’une femme disposant du recul suffisant lui permettant d’écrire avec maîtrise et sincérité sur ce qu’elle a subi. Le texte parvient, en effet, à nous livrer un témoignage armé d’une écriture à la fois précise et questionnante.
Précise : l’emprise dont elle a été victime se dégage nettement de ses mots s’essayant à retracer ce parcours « amoureux » avilissant et destructeur.
Questionnante : la difficulté à se reconnaître comme une victime, la torture intérieure que ce débat a engendrée : « comment admettre qu’on a été abusé, quand on ne peut nier avoir été consentant ? » Et, au bout du compte, l’image de soi qui tremble tellement que la capacité à faire confiance à nouveau à un homme et à s’y attacher semble impossible à atteindre.

Vanessa Springora ne cherche pas à étiqueter les coupables, mais à comprendre l’aveuglement et la complaisance de certains, ou encore l’abandon des autres oubliant son âge véritable.
À quatorze ans, on ne peut consentir, puisque notre conscience n’est pas suffisamment éclairée pour que ce terme acquière son véritable sens. Nouer une relation à quatorze ans avec un adulte qui en a cinquante, bénéficiant qui plus est de l’aura de l’écrivain, c’est être victime de l’emprise psychologique dudit adulte qui ne pense qu’à assouvir son propre désir, occultant en cela la nature de l’engagement de l’adolescent qu’il entraîne dans sa spirale et dont il utilise les failles à son profit : famille disloquée, père absent… « Le manque, le manque d’amour comme une soif qui boit tout, une soif de junkie qui ne regarde pas à la qualité du produit qu’on lui fournit et s’injecte sa dose létale avec la certitude de se faire du bien. Avec soulagement, reconnaissance et béatitude. »

À quatorze ans, on devrait être nommé « victime » et rien d’autre et susciter la protection des adultes.
Et si, à côté d’autres témoignages passés inaperçus, celui de Vanessa Springora, en raison de son exposition médiatique et de la justesse de ses analyses, peut permettre à d’aucuns de reconnaître enfin cela, alors ce livre demande à être lu.

Le Consentement
Vanessa SPRINGORA
Grasset, 2020
216 pages

Histoire d’un escargot qui découvrit l’importance de la lenteur

« Il pensait qu’il avait commis une erreur en abandonnant le groupe et la sécurité du pied d’acanthe, mais en même temps quelque chose, une voix qui n’était pas la sienne, lui répétait que la lenteur devait bien avoir une raison et qu’avoir un nom à lui, rien qu’à lui, un nom qui le rendrait unique, singulier, cela serait formidable. »

Luis Sepúlveda, Histoire d’un escargot qui découvrit l’importance de la lenteurC’est parce que, contrairement à ses congénères, il questionne sa condition d’être lent et désire avoir un nom que l’escargot va découvrir l’importance de la lenteur.

Grâce à elle, il va faire des rencontres décisives, telles que celle du hibou attristé par la destruction de nombreux arbres et celle de la tortue qui va l’accompagner dans sa quête. Avec elle, il trouvera un nom et sera éclairé sur les dangers que les hommes font peser sur leur habitat.

Le lent cheminement de l’escargot a permis au temps de faire sa plus belle œuvre : rencontrer d’autres êtres loin de la dispersion et de l’agitation, se constituer une mémoire et concevoir un moyen de protéger les siens.

« La tortue lui dit en mâchant les derniers pétales de pissenlit que s’il n’avait pas été un escargot lent, très lent, et que si, au lieu de sa lenteur, il avait le vol rapide du milan, la rapidité de la sauterelle qui traverse d’énormes distances en sautant, ou l’agilité de la guêpe qui est et n’est plus là avant que le regard se pose sur elle, peut-être que cette rencontre entre deux êtres aussi lents que peuvent l’être un escargot et une tortue n’aurait jamais eu lieu. – … Tu comprends… Rebelle ?… conclut la tortue en fermant les yeux. – Je crois que oui. Ma lenteur m’a servi à te rencontrer, à ce que tu me donnes un nom, que tu me montres le danger, et maintenant je sais que je dois prévenir les miens. »

Histoire d’un escargot qui découvrit l’importance de la lenteur
Luis SEPÚLVEDA
Dessins de Joëlle Jolivet
Éditions Métailié, 2017
Traduit de l’espagnol (Chili) par Anne Marie Métailié
96 pages

Marcher jusqu’au soir

Lydie Salvayre, Marcher jusqu'au soirLa proposition d’Alina Gurdiel à Lydie Salvayre : passer une nuit seule au musée Picasso, celui-ci exposant alors, en particulier, L’Homme qui marche d’Alberto Giacometti, artiste que l’écrivaine admire au plus haut point. 
Pourtant elle rejette tout d’abord cette occasion : l’enfermement dans un musée, dans ce lieu de mise en cage des œuvres, réveille en elle une véritable colère.

« Non, je lui ai dit non merci, je n’aime pas les musées, trop de beautés concentrées au même endroit, trop de génie, trop de grâce, trop d’esprit, trop de splendeur, trop de richesses, trop de chairs ­exposées, trop de seins, trop de culs, trop de choses admirables. »

Puis la curiosité finit par l’emporter et, malgré ses réticences, elle se prête à l’expérience.

Il ressort de ce texte que la colère peut être bonne conseillère, pour autant qu’elle soit canalisée, comme la romancière a su le faire. Grâce à cet exercice, elle est parvenue à extérioriser nombre de rejets, telles que la marchandisation de l’art, une certaine approche de la culture dont les murs des musées représentent les intimidantes frontières. Mais, surtout, elle nous offre une introspection qui l’amène vers la figure terrifiante de son père, vers sa pauvreté initiale, autant d’entraves qui semblaient lui interdire de déployer pleinement son existence.
On mesure alors combien ces blessures sont restées en elle, mais aussi sa capacité à les transformer pour les embarquer dans son parcours créatif et existentiel, ce long chemin exigeant, cruel et exaltant. 

Les pages dédiées à Giacometti sont superbes et particulièrement touchantes. Sont exprimées au plus près sa grandeur artistique et son humanité : son exigence, sa bienveillance, sa sensibilité tragique qui a su faire émerger L’Homme qui marche.

Au bout du compte, c’est la propre modestie et la profonde sincérité de Lydie Salvayre que l’on retient. Et l’on ne peut que la remercier pour ce texte à la fois torturé et lumineux.

Marcher jusqu’au soir
Lydie SALVAYRE
Stock, coll. « Ma nuit au musée », 2019
224 pages

Lectures - Sélection 2019

Lectures | Sélection 2019

Les livres que j’ai aimés en 2019

Littérature, Art

Hammershøi, Le maître de la peinture danoiseJean-Loup Champion et Pierre Curie (sous la dir.), Hammershøi. Le maître de la peinture danoise
Fonds Mercator, 2019
176 pages


Jean Clair, Zoran Music à Dachau. La barbarie ordinaireJean Clair, Zoran Music à Dachau. La barbarie ordinaire
Essai | Arléa, coll. « Arléa-Poche », 2018
212 pages

« Le peintre avait en charge ces corps dont personne ne s’occupait, à qui nul ne rendrait le devoir de les ensevelir. Il les portait dans ses yeux comme on porte un corps dans ses bras. Les regardant, il leur témoignait les derniers égards. Les dessinant, il les voyait. Les découvrant, il posait sur leur nudité scandaleuse le voile miséricordieux du regard. »

Une analyse particulièrement éclairante de Jean Clair, suivie d’entretiens avec le peintre Zoran Music.


Jim Fergus, Mille femmes blanchesJim Fergus, Mille femmes blanches
Roman | Pocket, 2011
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Luc Pingre
506 pages

« Je regarde, accroupie, les milliards d’étoiles et de planètes et, curieusement, ma propre insignifiance ne me fait plus peur comme autrefois. Elle me paraît au contraire rassurante, puisque j’ai maintenant le sentiment d’être également un élément, si minuscule soit-il, de l’univers complet et parfait… Quand je mourrai, le vent soufflera toujours et les étoiles continueront de scintiller, car la place que j’occupe sur cette terre est aussi éphémère que mes eaux, absorbées par le sol sablonneux ou aussitôt évaporées par le vent constant de la prairie… »


Jim Fergus, La Vengeance des mèresJim Fergus, La Vengeance des mères
Roman | Pocket, 2017
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Luc Pingre
512 pages

La suite de Mille femmes blanches. Une écriture toujours aussi grave et exaltante ! Jim Fergus nous offre des portraits de femmes dont la tendresse et le courage désespéré exposent de manière saisissante les massacres des Amérindiens perpétrés par les États-Unis.

« – Vous prétendez, capitaine, qu’il n’y a pas de nation cheyenne. Mais les Cheyennes se considèrent comme une nation. Les Lakotas, également, se considèrent comme une nation. Comme ils sont ici depuis bien plus longtemps que nous, ils croient avoir le droit inaliénable de continuer à vivre sur cette terre que leurs ancêtres ont parcourue pendant mille générations. J’ajoute que votre gouvernement, qui en réclame maintenant la propriété, la leur avait accordée par un traité. Ils se sont battus aujourd’hui avec férocité et ténacité, comme vous dites, pour la simple raison qu’ils défendent leur pays envers et contre tout. Ce pays n’est ni le vôtre, ni le mien, ni celui des États-Unis d’Amérique. C’est le leur. Ils en ont assez, des traités bafoués, des terres volées, des assauts de l’armée au milieu de l’hiver quand leurs villages sont sans défense. Assez qu’on assassine leurs femmes, leurs enfants, leurs parents. » (Douzième carnet de Molly McGill. L’enfer, juin 1876)


Romain Gary, Le sens de ma vieRomain Gary, Le sens de ma vie. Entretien
Entretien | Gallimard, coll. « Folio », 2016
112 pages

« […] je ne pense plus avoir assez de vie devant moi pour écrire une autre autobiographie. »

Transcription de l’entretien accordé, en 1980, par Romain Gary à Radio-Canada (entretien réalisé par Jean Faucher). L’écrivain s’est suicidé quelques mois plus tard, le 2 décembre 1980.


Lilian Jackson Braun, Le chat qui allait au placardLilian Jackson Braun, Le chat qui allait au placard (1993)
Roman | Éditions 10/18, coll. « Grands détectives », 1995
Traduit de l’anglais par Marie-Louise Navarro
285 pages

Le 15e roman de la série « Le chat qui… ».

« Après avoir longuement réfléchi à la question, je suis persuadé que le monde serait meilleur si tout le monde avait un chat, déclara sentencieusement Pender Wilmot. »


Siegfried Lenz, Une minute de silenceSiegfried Lenz, Une minute de silence
Roman | Robert Laffont, coll. « Pavillons poche », 2016
Traduit de l’allemand par Odile Demange
144 pages

« Ce qui est passé a existé et durera, accompagné de la douleur et de la peur qui lui appartient, je chercherai à trouver ce qui est perdu sans retour. »

Un texte bouleversant sachant exprimer la délicatesse d’un premier amour et la déchirure de la perte irrémédiable.


Robert Pinget, Monsieur SongeRobert Pinget, Monsieur Songe suivi de Le Harnais et Charrue
Récit et carnets | Éditions de Minuit, coll. « Double », 2011
192 pages

> Extraits de Monsieur Songe lu par Robert Pinget


Lydie Salvayre, Marcher jusqu'au soirLydie Salvayre, Marcher jusqu’au soir
Éditions Stock, 2019
224 pages


Georges Walter, Enquête sur Edgar Allan PoeGeorges Walter, Enquête sur Edgar Allan Poe, poète américain
Biographie | Phébus libretto, 2009
624 pages


Evelyn Waugh, Le cher disparuEvelyn Waugh, Le cher disparu
Roman | Robert Laffont, coll. « Pavillons poche », 2018
Traduit de l’anglais par Dominique Aury
192 pages


Philosophie

Ruwen Ogien, L'influence de l'odeur des croissants chauds sur la bonté humaineRuwen Ogien, L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine
Le Livre de Poche, 2012 (éditeur d’origine : Grasset)
360 pages


Clément Rosset, La joie est plus profonde que la tristesseClément Rosset, Alexandre Lacroix, La joie est plus profonde que la tristesse
Entretiens avec Alexandre Lacroix
Éditions Stock, coll. « Essais – Documents », 2019
126 pages

L’ouvrage est composé de huit entretiens sélectionnés parmi ceux que Clément Rosset a accordés à Alexandre Lacroix entre 2007 et 2017. Les lecteurs assidus de Clément Rosset n’apprendront rien de nouveau, mais ce recueil nous permet de retraverser les thèmes majeurs de la réflexion du philosophe – le réel, le double, l’identité, la joie -, et de savourer encore son humour et sa finesse d’esprit.

« […] une joie qui ferait abstraction des pires douleurs, qui nierait que nous sommes fragiles et mortels, pourrait passer pour une sorte de folie, de déni. Mais une joie qui sait faire la part du tragique, qui reconnaît la vulnérabilité de l’être humain, sa souffrance, et qui, en même temps, considère qu’il est possible de dépasser celles-ci pour aller vers un sentiment de gratitude, est superbe. »


Clément Rosset, Écrits intimesClément Rosset, Écrits intimes. Quatre esquisses biographiques suivi de Voir Minorque
Les Éditions de Minuit, 2019
144 pages

 


Bande dessinée

Franck Le Gall, Le Dernier Voyage de l'AmokFranck Le Gall, Le Dernier Voyage de l’Amok
Bande dessinée | Dupuis, 2018
64 pages

Tome 13 des aventures de Théodore Poussin.


Tardi, Moi, René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag IIB. Tome 3, Après la guerreTardi, Moi, René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag IIB
Tome 3, Après la guerre
Bande dessinée | Casterman, 2018
162 pages