L’homme est fleur, émergeant à peine de l’eau. Lithographie d’Odilon Redon, La Fleur du marécage, une tête humaine et triste [1] nous ouvre à une vision cauchemardesque, angoissante : tête suspendue à une tige dont la fragilité évoque la menace de la chute. Une eau sombre, marécageuse : risque de sombrer, d’y être englouti. Tête abandonnée dans une étendue d’eau gagnée par le noir du fusain de Redon. Sombre coloration de l’humeur qui a orienté le tracé du crayon, révélant, selon les mots même de l’artiste dans Mes Noirs, sa « mentalité, alors si morose et mélancolique [2] ». La toile est envahie par les ombres, exprimant la fragilité de la condition humaine et le regard de celui dont le tempérament est disposé à ressentir l’aspiration du néant. Ce en quoi Redon parle de cet « état d’esprit qui a dû se placer souvent sous mes crayons [3] ».
La mélancolie est bile noire, fluide qui répand son froid et amer courant dans l’être qui en est affecté. Il abat l’humeur, donne corps aux heures accablantes et aux sombres visions. Comme le suggère le triste visage de La Fleur du marécage, cette bile peut nous évoquer une ligne d’eau, des images liquides serpentant dans les œuvres des auteurs mélancoliques, exprimant tour à tour la nocivité de l’humeur noire, son pouvoir oppressant et angoissant, mais aussi sa force créatrice et la possibilité d’une libération, fût-elle seulement momentanée. Ce sont ces marécages, ces vagues, ces rivières, ces lacs que nous souhaitons explorer, afin d’en extraire le visage multiforme de la mélancolie. L’eau qui inquiète, emporte et écrase ; l’eau qui est l’indice de la voie créative ; l’eau encore qui arrête le flux de l’existence qui n’en peut plus, stoppant précisément son cours. Parce que le souffle s’étrangle et parce que la source d’inspiration est tarie.
La mélancolie qui s’écrit, se dessine, se peint et se pense, en somme, au gré d’une eau fangeuse, violente ou d’une eau plus claire.
Enlisement et angoisse
La mélancolie comporte une puissance d’abattement d’une grande virulence pour celui qui en est la proie : sentiment de vide, vision de la chute des êtres, du réel rongé par le temps et la mort. En quoi l’image de l’humeur noire des Anciens reste sans doute la plus riche et la plus juste. Elle exprime au plus près cette capture de l’être pris dans les rets de cette tristesse insondable, parce que sans cause assignable [4]. Fluide qui serpente dans le corps qualifiant un tempérament et susceptible d’appeler dans l’esprit des images elles-mêmes mouvantes et liquides. Appréhendée selon son versant destructeur, l’eau est alors placée sous le signe de la menace : sombre et marécageuse.
On pense là au mouvement silencieux et perfide de la rivière de Maupassant. Pas de grondement, mais un écoulement incessant et sans bruit. En quoi elle est comparable au « plus sinistre des cimetières, celui où l’on n’a pas de tombeau [5] ». Perfidie issue de ce silence, envahissant tout, et faisant dire au personnage bloqué sur ce cours d’eau : « La rivière n’a que des profondeurs noires où l’on pourrit dans la vase [6]. » La vase est spirale d’enfoncement, d’enlisement, expression du travail du temps mortifère. Et ce n’est pas fortuit si, au terme du récit, l’on apprend que l’ancre de la barque était coincée par le cadavre d’une vieille femme gisant au fond de la rivière. Le cadavre, lesté d’une grosse pierre au cou, empêchait la remontée de l’ancre, obligeant ainsi le personnage à rester seul de longues heures à attendre quelque secours. Heures au cours desquelles il a été saisi par l’angoisse, l’eau sombre et silencieuse de la rivière le renvoyant à un sentiment d’impuissance et d’abandon jusqu’à faire germer dans son esprit cette image de cimetière sans sépulture.
La menace de l’humeur mélancolique, cette « chute dans une fange languissante [7] » comme l’appelait Cioran, c’est aussi l’eau en arrière-plan. L’eau est derrière soi, dans son dos, incarnant le risque de noyade mentale. Edvard Munch a réalisé plusieurs toiles répondant à une telle disposition. Intéressons-nous aux peintures directement consacrées au thème de la mélancolie (les toiles sont nommées ainsi) et dont le peintre norvégien a offert plusieurs variantes. À chaque fois, on trouve un personnage solitaire au bord de la mer. L’eau apparaît alors comme le reflet de la souffrance intérieure du personnage qui, trop accablé, semble regarder dans le vide ou bien conserve les yeux baissés. Ainsi dans Mélancolie (Le Bateau jaune) [8] : le personnage principal est au premier-plan de la toile, le regard baissé et la tête appuyée sur sa main gauche, tournant le dos à la plage et à la mer. En arrière-plan, on peut discerner trois silhouettes sur un ponton dont la posture lointaine accroît le sentiment de solitude du personnage.
Puissance expressive de la détresse humaine qui parvient à son apothéose dans Le Cri. Citons les mots de Munch lui-même, racontant la genèse de ce tableau : « Je longeais le chemin avec deux amis ; c’est alors que le soleil se coucha, le ciel devint tout à coup rouge couleur de sang. Je m’arrêtai, m’adossai, épuisé à mort contre une barrière. Le fjord d’un noir bleuté et la ville étaient inondés de sang et ravagés par des langues de feu. Mes amis poursuivirent leur chemin, tandis que je tremblais encore d’angoisse, et je sentis que la nature était traversée par un long cri infini [9]. »
Souffle ravageur de mélancolie qui plonge l’homme dans l’angoisse et l’amène à expulser le cri. Au premier plan de la composition, s’impose au regard la bouche ouverte du personnage au visage cadavérique, se tenant la tête entre les mains et immergé dans un paysage instable aux lignes sinueuses et aux couleurs violentes. Expression du cri s’échappant des profondeurs humaines. Version picturale de la douleur et du désarroi de l’individu investi par l’angoisse. À l’horizon, en arrière-plan du personnage, on voit la silhouette de ses deux amis accentuant là encore sa solitude. Le personnage tourne le dos au paysage composé d’un ciel rouge sang et d’une étendue d’eau. Vague d’un bleu sombre entourant une île jaune et qui poursuit son déploiement vers la droite de la toile, donnant l’impression qu’elle va déborder du tableau pour venir nous happer et nous faire pénétrer davantage dans les ondes du cri.
Images instables, mouvement inquiétant de l’eau, exposant de manière saisissante l’être abandonné à sa détresse, l’emprise de la mélancolie dans laquelle l’œuvre a puisé son inspiration.
Liquidation
Il y a l’eau sur laquelle on flotte et dans laquelle on risque de pourrir ou de s’enliser. Il y a l’eau derrière soi, dans son dos, là comme des nappes d’inquiétude ou des vagues d’angoisse. Et puis il y a l’eau devant soi, qui peut se présenter comme un repos bienfaisant et qui offre un horizon apaisant à l’imaginaire. « Le Port » de Baudelaire évoque cela : « un séjour charmant pour une âme fatiguée des luttes de la vie [10] ». Le regard est diverti par le mouvement des flots, par le jeu du ciel et des nuages modifiant la coloration de la mer. Baudelaire n’oublie pas non plus la lumière scintillante des phares et le ballet des navires. Autant d’éléments susceptibles d’« entretenir dans l’âme le goût du rythme et de la beauté ». L’être las et aspirant à l’immobilité peut s’adonner à l’observation de l’agitation humaine. Il ne fait pas partie de ceux qui partent et de ceux qui arrivent, il n’en a pas ou plus le goût et peut alors trouver « une sorte de plaisir mystérieux et aristocratique » à suivre les gestes des autres êtres mus par leur ambition ou animés du désir de voyager. Cette station sur la grève exprime, ainsi, aussi bien la lassitude d’un être, la mort du désir, qu’une forme d’accalmie où l’on peut laisser son imaginaire vagabonder sans tension. Repos de la mélancolie.
Au-delà de l’affliction et des ombres, se diriger vers une eau claire, capter les reflets de la lumière à la surface des flots, se laisser porter par des vagues, jusqu’à parfois vouloir s’y dissoudre. L’eau devant soi, c’est aussi, en effet, celle dans laquelle on peut aspirer à s’enfoncer définitivement. C’est alors l’arrêt du voyage. Parce que la mélancolie est parvenue au terme de sa faculté créatrice, parce que l’individu se sent abandonné par ses forces ou bien encore les deux à la fois.
On se rapprochera sur ce point de Virginia Woolf qui, précisément, a choisi d’achever son existence dans l’eau. 28 mars 1941 : elle se laisse glisser dans l’Ouse, la rivière située près de sa maison, les poches lestées de pierres. Se liquider. On a beaucoup insisté sur la folie de l’écrivain, mais cette noyade peut apparaître tout aussi bien comme une forme d’accomplissement, une façon de clore avec sa cohérence propre son chemin d’existence. L’écriture de Virginia Woolf était elle-même profondément mouvante et fluide : ondulation, écoulement, épousant au plus près la courbure du temps, le flux des êtres, le courant de conscience des personnages. L’auteure des Vagues ne pouvait plus tenir ses démons à distance. Envahie par eux, dépassée par eux, ne sentant plus en elle l’énergie lui permettant de les repousser et, peut-être aussi, parce qu’elle avait écrit l’essentiel de ce qu’elle avait à exprimer, elle a lâché prise. Sentant les signes de la dépression revenir, elle a estimé cette fois ne plus pouvoir faire face. Elle a écrit les mots suivants à son mari, Léonard : « Je suis certaine que je retombe dans la folie […]. Et cette fois-ci je ne m’en remettrai pas. Je commence à entendre des voix, et ne peux me concentrer [11]. »
L’écrivain fait dire à Isabelle, un des personnages de son dernier roman Entre les actes : « Je vais descendre l’allée qui mène au noyer et à l’arbre de mai […]. Puisse l’eau me recouvrir [12] ». Isabelle peut être appréhendée comme le double de Virginia dans cet écrit, exprimant son aspiration à la tranquillité et au silence. L’écriture a devancé l’intention ou bien annonçait la décision qui avait mûri dans l’esprit de Virginia. Quelque temps plus tard, elle a sombré dans l’eau arrêtant le flux intérieur de ses ombres.
La mélancolie sait trouver des images fortes répondant au courant tumultueux de l’humeur qui la caractérise. Ainsi le cafard de Kafka dans La métamorphose, ou encore, entre autres figures, Le Corbeau d’Edgar Poe et son « Jamais plus ! ». En quoi l’affliction ou la pulsion destructrice parviennent à danser sur le fil mortel et à se tourner du côté de la création pour traduire et dépasser les tourments. L’Eau de la mélancolie nous est apparue comme une image importante : expression de la tristesse insondable qu’elle génère, de ses visions macabres, mais aussi image de la force de l’esprit en quête d’une formulation juste de sa noirceur, de sa perception aiguë de la mouvance du réel. Ressort aussi sa tentative de trouver un apaisement. Il s’agit alors de proprement parvenir à une forme de liquidation : atténuer l’empreinte de l’humeur noire, libérer les tensions internes. Cela pouvant se traduire par le choix de la mort volontaire, à l’instar de la noyade de Virginia Woolf estimant avoir épuisé sa capacité de création littéraire.
L’eau peut ainsi consacrer la fin de la lutte, une ligne de faille dans le noir tissu du réel offrant des moments d’accalmie et de grâce lumineuse. On songe là aux Yeux clos de Redon, toile emblématique de la sortie de l’univers des « Noirs » pour un passage à la couleur. Le peintre nous amène aux portes du rêve, à la vision d’une tête endormie semblant flotter sur une étendue d’eau. « La mélancolie, écrit Sophie Collombat, cesse d’être une maladie et prend ici la valeur d’un plaisir esthète [13]. » Une eau cette fois non menaçante, nappée de lumière, laissant place à une flottaison douce et au jeu de l’imaginaire.
Mais la tête peut également passer sous la ligne d’eau, celle-ci libérant et dissolvant alors une vie à bout de souffle.
[1] O. Redon, La Fleur du marécage, une tête humaine et triste, 1885. Planche II de l’album Hommage à Goya. Lithographie, 27,5 x 20,5 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France.
[2] O. Redon, Mes Noirs, La Rochelle, Rumeur des Âges, 2011, p. 27.
[3] Ibid., p. 28.
[4] Rappelons les mots de Cioran sur ce point : « La mélancolie est une sorte d’ennui raffiné, le sentiment que l’on n’appartient pas à ce monde. Pour un mélancolique, l’expression “nos semblables” n’a aucun sens. C’est une sensation d’exil irrémédiable, sans causes immédiates. La mélancolie est un sentiment profondément autonome, aussi indépendant de l’échec que des grandes réussites personnelles. La nostalgie, au contraire, s’accroche toujours à quelque chose, même si ce n’est qu’au passé. » (Cioran, « Entretien avec J. L. Almira » (1982), in Entretiens, Paris, Gallimard, coll. « Arcades », 1995, p. 124).
[5] G. de Maupassant, « Sur l’eau », Contes et nouvelles, I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1974, p. 54.
[6] Ibid., p. 55.
[7] Cioran, Précis de décomposition (1949), in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1995, p. 676.
[8] Huile sur toile, vers 1891.
[9] Extrait du journal d’Edvard Munch du 22 janvier 1892. Cité par Y. Hersant, Mélancolies, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2005, p. 804.
[10] Ch. Baudelaire, « Le Port », Le Spleen de Paris, in Œuvres complètes, I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 344.
[11] Lettre citée dans V. Woolf, Romans, Essais, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2014, p. 70.
[12] V. Woolf, Entre les actes (1941), trad. C. Cestre,, Paris, LGF, coll. « Le Livre de Poche », « Biblio Roman », 1982, p. 96.
[13] J. Clair (sous la dir.), Mélancolie. Génie et folie en Occident, Paris, Réunion des musées nationaux / Gallimard, 2005, p. 470.
Résumé
L’humeur noire de la mélancolie peut trouver un champ expressif dans une pluralité d’images. Il est apparu que, parmi celles-ci, l’eau pouvait revêtir une importante puissance d’évocation. Elle est, en effet, à même de traduire le sentiment du néant, l’angoisse de l’enlisement dans ses ombres, mais aussi l’horizon d’un apaisement, celui-ci dût-il se résoudre au choix de la mort volontaire.
Abstract
Several images can vividly convey and express black humor causing melancholy. Among those images, water happens to have a strong evocative power; indeed, water can express the feeling of nothingness, the anguish of being trapped in
its shadows, but also possible soothing reassurances, even if they eventually mean the choice of one’s voluntary death.
Parution
- Alkemie. 2017 – 1 Revue semestrielle de littérature et philosophie, n° 19 – La mélancolie
Paris, Classiques Garnier, coll. « Alkemie », 2017
308 pages
Présentation de l’ouvrage
Table des matières - Article disponible sur le site de l’éditeur à l’adresse :
https://classiques-garnier.com/alkemie-2017-1-revue-semestrielle-de-litterature-et-philosophie-n-19-la-melancolie-l-eau-de-la-melancolie.html - Pour citer cet article :
BRUYAS (Emmanuelle), « L’eau de la mélancolie », Alkemie, n° 19, 2017 – 1, La mélancolie, p. 109-114DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06986-7.p.0109